Directeur exécutif de Green Cross France
Actu-environnement : A l'occasion du vingt-sixième anniversaire de la catastrophe de Tchernobyl, vous vous êtes rendu, avec une délégation internationale, dans la région de Tchernobyl. Quel était l'objet de ce voyage ?
Nicolas Imbert : L'objectif était de revenir sur les impacts sanitaires et environnementaux des catastrophes nucléaires et d'affirmer que, plus de vingt-cinq après, on ne peut pas considérer que Tchernobyl est derrière nous. Dans les zones rurales, les populations font encore face à de nombreuses difficultés, que ce soit pour l'accès à l'alimentation ou plus généralement dans la capacité de reconstituer une vie économique et sociale.
Longtemps, les études se sont penchées seulement sur les dommages physiques directs et les populations qui sont restées sur place. Pourtant, les populations qui ont été déplacées ont également été impactées. Au total, cela représente 10 millions de personnes (Biélorussie, Ukraine, Russie). On retrouve dans les deuxième et troisième générations des populations déplacées des troubles importants de santé mentale. Mais il y a très peu de données sur le sujet. Notre association mène donc une étude qui permettra d'avoir une image précise de la situation. La base d'épidémiologie et de médecine sociale n'existe pas encore. Pourtant, une trentaine d'années de surveillance est encore nécessaire.
Dans la zone de 40 à 100 km, les niveaux moyens de radiations sont trois à quatre fois supérieurs aux niveaux habituels. La centrale fuit encore - le sarcophage n'a pas encore été posé - et lorsqu'il pleut, cela engendre des émanations 10 à 100 fois supérieures aux seuils. Les poussières radioactives se déposent sur les champs ou dans les forêts, ce qui crée des zones très radioactives en tâches de léopard. D'où l'importance d'équiper les populations encore aujourd'hui de compteurs Geiger et de mener des actions pour changer les habitudes alimentaires, d'hygiène et de sécurité. Nous organisons aussi des camps pour les adolescents afin de les éloigner de la zone contaminée. Si tous les habitants ne souffrent pas de troubles sévères, beaucoup sont carencés en vitamines et/ou souffrent d'hypersensibilité thyroïdienne. Le fait de les éloigner ne serait-ce que deux semaines, qu'ils aient accès à de l'eau et des légumes sains, permet de reconstituer leurs défenses immunitaires.
AE : A-t-on tiré les leçons d'une telle catastrophe ?
NI : Non car pour Tchernobyl, on a longtemps eu tendance à considérer que l'accident était survenu dans une zone malade, avec un régime en fin de règne. La catastrophe de Fukushima a démontré qu'au Japon, un pays qui est en pointe sur les énergies et beaucoup de technologies, beaucoup de choses n'ont pas fonctionné.
Les populations japonaises n'ont pas été sensibilisées et cette absence d'information a créé des comportements contreproductifs. Les habitants se sont retrouvés coincés dans des embouteillages alors qu'ils étaient beaucoup plus exposés aux radiations dans leur voiture. Les compteurs Geiger sont arrivés en nombre insuffisant et trop tard. Enfin, au niveau de l'Etat, l'organisation de la sûreté n'était pas au bon niveau. On a procédé par tâtonnements successifs, vis-à-vis de l'eau potable, de l'alimentation…
Ce voyage était l'occasion de tirer les leçons de Tchernobyl pour Fukushima, ou d'autres catastrophes à venir afin d'être plus efficace dans la gestion de crise. Nous voulons travailler sur des plans d'action concrets, opérationnels (1) . Souvent, des procédures d'évacuation existent pour les zones de 2 à 10 km de la centrale alors que l'on se rend compte, avec les catastrophes de Tchernobyl et de Fukushima, que les zones plus éloignées, jusqu'à 100 km, sont très importantes. Il faut que sur cette zone élargie, les habitants soient informés précisément des risques encourus. Cette information doit être indépendante et accessible au plus grand nombre. Par exemple, l'accès à une carte des vents actualisée en temps réels est primordial lors d'une catastrophe nucléaire. Au Japon, un tel dispositif existait mais les habitants n'en avaient pas connaissance. Il faut mettre en place des plans d'action concertés pour l'alimentation, la boisson... Une autorité opérationnelle doit être installée. Une culture du risque et de l'anticipation est aujourd'hui indispensable.
AE : N'avez-vous pas peur d'être taxé de catastrophiste ?
NI : Avec la prise de conscience du problème du changement climatique, sont apparus les climato-sceptiques. De même, en interpelant sur les risques liés à l'énergie nucléaire, nous sommes confrontés à des personnes qui nous assurent que c'est une énergie très sûre…
Nous ne sommes plus dans un débat manichéen pour ou contre le nucléaire. Il s'agit également d'un choix de modèle économique. Les externalités de l'énergie nucléaire doivent être prises en compte.
La catastrophe de Tchernobyl coûte 5 % du budget annuel de l'Ukraine et on ne parle que de la réparation des effets directs ! Le pays lui-même considère cette somme comme largement insuffisante. En France et au Japon, la responsabilité des exploitants est fixée entre 700 et 800 millions d'euros par sinistre alors que les impacts se compteraient en milliards d'euros. L'industrie nucléaire ne provisionne pas les risques.
Et les coûts ne concernent pas seulement les conséquences des catastrophes. Comme la Cour des comptes a commencé à le démontrer dans un rapport publié en janvier, le nucléaire ne paie pas ses externalités (prélèvements en eau, impacts sur la biodiversité, gestion future des combustibles…). La France, avec un parc existant particulièrement important, devra consacrer un budget énorme au démantèlement et à la gestion des combustibles (2) . Au moment où le pays n'a pas de marge de manœuvre budgétaire, ce coût sera reporté sur les générations futures.
Nous souhaitons mettre l'ensemble de ces points sur la table lors du débat sur la stratégie énergétique de la France, que va organiser le gouvernement à l'automne prochain. L'enjeu est une anticipation sereine des risques, une transparence et un véritable contrôle démocratique.