L'autorisation donnée le 27 août 2020 par la ministre de la Transition écologique de chasser 17 460 tourterelles des bois avait fait grand bruit. D'autant que le renouvellement de cette autorisation, malgré le fort déclin de l'espèce, avait manifestement fait l'objet d'un deal entre Emmanuel Macron et le patron des chasseurs, Willy Schraen. La veille de cette autorisation, Barbara Pompili avait annoncé la suspension de la chasse à la glu.
A la demande de la Ligue pour la protection des oiseaux (LPO) et de l'association One Voice, le juge des référés du Conseil d'État a suspendu (1) le 11 septembre l'arrêté ministériel autorisant la chasse à la tourterelle. La décision a un effet immédiat qui réjouit les associations requérantes : elle permet de stopper la campagne de chasse débutée le 29 août. Mais, en se fondant sur le principe de précaution, elle pourrait aussi constituer un précédent.
40 % du quota déjà tués
Quelle est la teneur de la décision du juge ? Pour suspendre l'autorisation, deux conditions devaient être réunies : une condition d'urgence et un doute sérieux sur la légalité de la décision. La première était remplie puisque le quota n'était pas encore atteint et l'état de conservation de l'espèce le justifiait. « Le délai de la procédure de référé au Conseil d'État ainsi offert aux chasseurs leur a permis de tuer près de 7 000 tourterelles des bois en moins de deux semaines, soit 40 % du quota autorisé », déplore d'ailleurs la LPO, qui se réjouit malgré tout que le juge ait sifflé la fin de la partie.
En ce qui concerne la deuxième condition, le Conseil d'État relève plusieurs éléments. En premier lieu, que la population de tourterelles a baissé de 80 % en Europe entre 1980 et 2015, tout particulièrement sur la voie de migration occidentale dont fait partie la France. En second lieu, que Paris s'est engagé à élaborer « un cadre solide de modélisation de la gestion adaptative » pour la chasse de cette espèce en vertu de l'Accord sur la conservation des oiseaux d'eau migrateurs d'Afrique-Eurasie (Aewa). En troisième lieu, le juge administratif observe que le comité d'experts sur la gestion adaptative (Cega) a recommandé d'interdire la chasse de cette espèce et que cette dernière ne fait l'objet d'aucune mesure de protection spécifique. La Commission européenne avait pointé ce défaut de protection par une mise en demeure en date 25 juillet 2019.
Enfin, l'ordonnance relève que la diminution de 3 % du quota par rapport à la saison de chasse précédente a été uniquement fixé « par application d'une règle de trois fondée sur une approximation de la baisse tendancielle de la population européenne sur les décennies passées ». Or, une telle baisse aurait dû conduire le Gouvernement à interdire les prélèvements et non à réduire proportionnellement le quota, tance le juge des référés.
L'incertitude scientifique ne bénéficiera plus à la chasse
Le juge a prononcé la suspension en se fondant sur l'ensemble de ces circonstances mais aussi sur le principe de précaution. La LPO salue, avec cette décision, « un nouveau jalon dans la sauvegarde de la biodiversité ». « Que les préfets et ministres se le disent avant de publier de nouveaux arrêtés concernant la chasse quelle qu'elle soit, au tir, à la glu ou la vénerie : nous serons là », réagit One Voice, qui renvoie à la prochaine audience sur le piégeage des oiseaux. De son côté, la Fédération nationale des chasseurs a préféré ne pas publier de réaction officielle.
Le fait que l'ordonnance soit fondée sur le principe de précaution pourrait en effet changer la donne dans les contentieux portant sur la protection des espèces. « Cette première application du principe de précaution dans le contentieux de la chasse est d'une particulière importance », analyse l'avocat et professeur de droit Arnaud Gossement. « Elle signifie que, lorsque la science ne permet pas d'apprécier précisément le risque d'une autorisation de la chasse pour la conservation des espèces, le ministre de l'Ecologie ne pourra plus s'en prévaloir pour, dans le doute, autoriser », décrypte le spécialiste.
L'application par le juge national du principe de précaution dans le domaine des espèces ne fait finalement que suivre la jurisprudence de la Cour de justice de l'UE. Par une décision du 10 octobre 2019, cette dernière avait aussi fait application pour la première fois de ce principe dans une affaire concernant le loup en Finlande.
Un précédent existait également parmi les juridictions françaises avec le jugement du tribunal administratif de Basse-Terre (Guadeloupe) portant sur la chasse du pigeon à couronne blanche. « Le Conseil d'État semble (…), pour le moment, assez éloigné de ce type de raisonnement », avait alors commenté Julien Bétaille, maître de conférence en droit public. Cette ordonnance vient de montrer que la Haute juridiction administrative pouvait évoluer plus vite que prévu sur ces questions.