La France ne peut œuvrer à la transition écologique sans main-d'œuvre. Elle doit donc penser l'emploi, non pas comme victime de ce changement, mais comme moteur nécessaire à son accomplissement. Tel est le postulat d'un nouveau travail prospectif réalisé par The Shift Project. Son rapport intermédiaire sur le volet emploi, paru en septembre, s'inscrit dans le cadre de son plan de transformation de l'économie française (PTEF). Du point de vue de Jean-Marc Jancovici, président de l'association, cette réflexion, lancée par le laboratoire d'idées en mars 2020, tente de répondre à la question suivante : « Quelle tête va prendre notre économie et nos activités productives, notre logement et nos déplacements dans un monde dans lequel on limiterait "pour de vrai" la dérive climatique à +2 °C en 2050, à raison d'une diminution des émissions de gaz à effet de serre de 5 % par an ? »
L'emploi en 2050
Ces travaux de recherche – menés ici sur le volet emploi du PTEF en vue d'un rendu final prévu d'ici à la fin de l'année – ont pour originalité de ne penser l'économie qu'en termes de flux physiques, s'émancipant ainsi de la dimension financière. « L'économie, pour nous, est surtout une transformation des matières premières et de l'énergie pour produire des biens et des services, explique Zeynep Kahraman, coordinatrice du rapport et directrice de projets pour The Shift Project. Pour penser la transformation économique, il faut regarder par ce prisme très concret et physique. » Autrement dit, « avant même de savoir combien il y a d'argent dans chaque secteur, il nous faut regarder combien de gens, compte tenu de leurs compétences et de la quantité de choses qu'ils savent ou peuvent faire dans une journée de travail, sont nécessaires dans les secteurs clés tels qu'on se les imagine en 2050 », complète Jean-Marc Jancovici.
À travers l'examen de différentes études déjà menées dans les secteurs visés et d'entretiens d'experts, les analystes du Shift Project sont parvenus à décrypter les flux d'emplois nécessaires ou non « aux activités productives d'une économie décarbonée ». Selon eux, ce rapport constitue en cela « le premier travail de cette ampleur à l'échelle nationale, intersectorielle et interéchelle et qui place l'emploi dans le rôle moteur ».
Les flux de la transition écologique
Dans le cadre de ce rapport intermédiaire, le Shift Project n'a néanmoins pas couvert la totalité des secteurs économiques et industriels. Son périmètre se limite au secteur agricole au sens large (agriculture, sylviculture et pêche), à l'industrie agroalimentaire, aux industries automobile et ferroviaire, au logement, à l'administration publique, à la santé et aux transports. Du reste, le secteur de l'énergie et l'industrie métallurgique seront inclus dans le rapport final. Le think-tank a quantifié 3,9 millions d'emplois actuellement occupés dans les secteurs examinés en 2021, soit 13,2 % de la population active en emploi.
L'impact sur l'agriculture, le logement et la mobilité
D'après les estimations du Shift Project, la demande de main-d'œuvre augmentera de 75 % dans le secteur agricole d'ici à 2050 et entraînera l'addition nette de 540 000 nouveaux emplois. Ces derniers serviront à soutenir l'effort massif de relocalisation sur le territoire de la production de fruits et légumes (par la création de 100 000 fermes de maraîchage), mais aussi de généralisation des pratiques agroécologiques et de la diversification des activités (notamment commerciales).
Enfin, dans les secteurs de la mobilité, la transformation vers une économie décarbonée bénéficiera surtout aux industries ferroviaires et du vélo et impactera négativement, en retour, celle de l'automobile. Pour assurer un doublement de l'offre escompté en 2050, la mobilité longue distance par le train entraînera la création de 37000 emplois supplémentaires. Idem du côté du vélo, avec 232 000 emplois créés (au lieu de 19 000 actuellement) pour amorcer une explosion de la demande en termes de mobilité quotidienne.
L'industrie automobile, quant à elle, subira une baisse estimée à 40 % en conséquence de l'électrification massive de la filière. « La construction et la maintenance des véhicules électriques demandent moins de personnes et d'entretien », souligne, en effet, Vinciane Martin, chargée de projet au Shift Project et coautrice du rapport. Cela étant, pour soutenir ce phénomène, le développement des stations de recharge engendrera 20000 emplois en plus et la construction de batteries électriques, 3000 supplémentaires en 2050.
Enjeux, freins et leviers
Au-delà de ces chiffrages, les analystes du Shift Project ont identifié plusieurs freins et leviers attachés à l'évolution de chaque secteur. À titre d'exemple, la relocalisation agricole suppose de renforcer l'attractivité du secteur. Pour cela, le groupe de réflexion propose soit l'instauration d'une aide à l'installation, soit la revalorisation des revenus agricoles. En outre, l'un des principaux enjeux, dans la mobilité notamment, est celui du potentiel de reconversion.
« La transition écologique fait se rencontrer des secteurs et des filières industrielles qui, jusqu'à maintenant, n'avaient pas ou très peu de relations », pointe Emmanuel Palliet, responsable du département RSE chez Syndex, un cabinet d'expertise au développement. Le think-tank prévoit justement ce qu'il qualifie de « reports modaux » (flux d'emplois d'un secteur vers un autre) de l'industrie automobile vers celle du vélo. D'après lui, la perte de 101 000 emplois dans la construction automobile et de 153 000 emplois en aval dans la chaîne de valeur (réparation, vente, etc.) pourra aisément alimenter respectivement les 45 500 et 187 000 emplois similaires nécessaires à la filière du vélo. De la même manière, une partie des emplois au sol dans le secteur aérien se transfèrera dans l'industrie ferroviaire, théorise le Shift Project.
Pour assurer la bonne fluidité de ces mouvements intersectoriels, le renforcement des dispositifs de formation apparaît une nécessité pour le groupe de réflexion, à la fois pour faciliter la reconversion et améliorer l'accessibilité, et donc l'attractivité de certains emplois. « Il faut soutenir la demande de formation, surtout pour les TPE et les PME qui n'ont bien souvent pas le temps ou les moyens de former leurs effectifs », constate Vinciane Martin.
Le think-tank recommande de se concentrer sur trois champs de formation : la compréhension des enjeux énergie-climat, l'évolution des pratiques (principalement dans le bâtiment et l'agriculture) et le développement de nouvelles compétences (notamment vis-à-vis de l'électrification automobile).
Vers une politique de planification ?
Dans son rapport intermédiaire, soumis à la consultation des acteurs d'ici à son rendu final, le Shift Project affiche clairement son intention d'alimenter « le débat public et notamment celui qui va précéder l'élection présidentielle de 2022 » afin « de commencer la mise en oeuvre d'une politique de l'emploi nous engageant résolument vers un monde bas carbone ». Cette politique pourrait-elle prendre la forme d'une planification industrielle ? Pour Alexandre Grillat, secrétaire national du syndicat CFE Énergies, « la transition bas carbone ne sera ni douce ni joyeuse, mais brutale, et cela impose une anticipation, une planification et une intervention publiques ».
Une vision politique que partage le candidat à l'élection présidentielle de 2022 Arnaud Montebourg, invité lors de la présentation du rapport : « Si on décide de faire une transition écologique, énergétique et agricole planifiée, cela suppose qu'on offre aux salariés quelques garanties, qui se négocient avec les partenaires sociaux. » Et même planifiées, les politiques de transition écologique soulèvent d'autres questions qui peuvent avoir des conséquences sociales. L'ancien ministre de l'Économie souligne notamment l'impact socio-économique de la rénovation des bâtiments : « (Elle) va augmenter les loyers et rendre plus difficile de se loger », craint-il. Qui plus est, s'il se dit pour l'idée d'une planification comme vectrice de coordination intersectorielle, nécessaire aux bons reports modaux évoqués par The Shift Project, l'ancien locataire de Bercy n'en reste pas moins dupe : « Le monde libéral [européen] n'est pas celui de la planification. »