À Londres, Bruxelles, Milan, Rotterdam, Berlin ou Lisbonne : l'Europe compte déjà plus de 300 zones à faibles émissions (ZFE), certaines assez anciennes, sans que ces restrictions ne soulèvent, semble-t-il des problèmes insurmontables. En France, en revanche, leur généralisation à onze premières métropoles, cette année, puis à une quarantaine, en 2025, suscite de multiples questions et beaucoup de tensions. Auditionné par les sénateurs, sur le sujet, mardi 10 janvier, le ministre de la Transition écologique, Christophe Béchu, en a fait la dure expérience. Si la plupart des élus s'accordent sur la nécessité de préserver leurs concitoyens des effets meurtriers des particules fines et du dioxyde d'azote, une majorité d'entre eux rapportent aussi, du terrain, d'innombrables difficultés et incompréhensions.
Les risques du rejet
Premier reproche fait aux ZFE : leur potentiel effet en termes de fracture sociale, lorsque les solutions alternatives en transports en commun font défaut ou qu'un renouvellement du matériel s'avère trop difficile. « Cette attention à accompagner de manière solidaire les habitants est au cœur de mes réflexions depuis le premier jour », proteste Christophe Béchu. Pour Antoine Dupont, directeur général de La Fabrique des mobilités, il existe pourtant « un risque important de rejet des ZFE, dans leur version actuelle, par une majorité de Françaises et de Français qui n'ont pas la possibilité de changer de véhicule faute de moyens suffisants ». Rappelés plusieurs fois par Christophe Béchu, les différents bonus et autres primes à la conversion promis par le gouvernement n'arrivent pas à convaincre, même renforcés depuis peu et assortis d'une « surprime ZFE » pour les habitants et les travailleurs de la zone. S'ils pourront être abondés sur le terrain par les collectivités, ils resteront malgré tout inégalitaires puisque dépendants des moyens de chacun, forcément différents.
> L'État impose la mise en place d'une ZFE à 43 agglomérations de plus de 150 000 habitants, d'ici à 2025. Celle-ci doit couvrir au moins 50 % de la population de l'intercommunalité. Aucun autre critère n'est défini en termes de véhicules, de performance, d'horaires ou de zones, par exemple. Des dérogations ont récemment été ajoutées par décret.
> Pour dix métropoles importantes, cette obligation entre en vigueur dès maintenant avec le même cadre que pour les 43 autres.
> Les agglomérations qui dépassent les seuils européens en particules fines et dioxyde d'azote – Paris, Lyon et Marseille, a priori – doivent interdire l'accès à leur zone aux vignettes Crit'Air 5 en 2023, Crit'Air 4 en 2024 et Crit'Air 3 en 2025.
Des critères remis en cause
Le groupe LFI-Nupes comme Respire pointent également des « aberrations » quant à la typologie des véhicules, caractérisée par la vignette Crit'Air, elle-même basée sur le type de leur moteur et leur date de construction, sans tenir compte de leur masse, de leur consommation et de l'entretien dont ils ont bénéficié. « La citadine de 2011 à 3,4 litres aux cent kilomètres ne pourra plus circuler, mais le SUV essence de 2020 à 10 litres aux 100 ne sera pas impacté », soulignent les députés. Pour ces derniers, les ZFE ignorent en outre les rocades‚ périphériques et zones industrielles de nos métropoles, « laissant croire que les polluants qui y sont émis seraient immobiles ». Certains élus évoquent en outre la nécessité de prévoir des mesures facilitatrices, comme la construction de parkings relais aux entrées des métropoles.
Beaucoup s'inquiètent du manque de communication sur le dispositif auprès des habitants. « La population a-telle vraiment conscience des restrictions de circulation vouées à se multiplier sur l'ensemble du territoire ? » s'interroge ainsi le sénateur Les Républicains Philippe Tabarot. « La mesure a sans doute souffert d'un défaut de pédagogie », concède Christophe Béchu. « On va répondre par la communication pour réobjectiver les choses. (…) C'est vraiment l'enjeu de ce premier semestre », complète son entourage. Une campagne d'information devrait se dérouler lors du deuxième trimestre. Mais le ministre aura du fil à retordre tant les mesures semblent complexes et disparates, notamment d'une collectivité à l'autre. Pourtant défendue par certains sénateurs, au sein du groupe Les Républicains en particulier, la décentralisation des mesures voulue par le gouvernement semble aujourd'hui brouiller encore plus les pistes, voire entrer en contradiction avec le principe d'égalité entre les citoyens.
Décentralisation contre égalité
« Chacun n'en fera qu'à sa tête, alerte Tony Renucci. Une harmonisation de la stratégie, du calendrier et des aides est nécessaire. Mais il faudrait déjà bien redéfinir de quoi on parle et se reposer la question des objectifs pour faire en sorte que la mesure soit applicable. » Même si le Fonds vert consacre 150 millions d'euros à la mise en place des ZFE, certaines collectivités redoutent par ailleurs un manque d'accompagnement face aux réticences de leurs administrés comme des initiatives à mettre en œuvre.
Motif supplémentaire de fâcherie : l'appel d'offres pour les appareils de « contrôle-sanction » automatisés devrait être lancé dans les mois à venir, mais ces derniers ne seront pas disponibles avant le second semestre 2024. Un décalage qui décrédibilise les actions des métropoles, quand il ne provoque pas un rallongement de leurs « périodes pédagogiques », sans sanction. De plus, si l'État assume le coût du développement de ces radars, leur achat et leur déploiement reviendront aux intercommunalités elles-mêmes, peu enthousiasmées par la perspective de nouvelles dépenses et d'une nouvelle mission de contrôle.
À cette déferlante de questionnement et de réticences, Christophe Béchu oppose sa stratégie de concertation. Après une première réunion avec les collectivités concernées, fin octobre 2022, deux groupes de travail doivent se réunir, ce jeudi 12 janvier : sur l'harmonisation des modalités entre collectivités et sur les mesures sociales d'accompagnement. D'autres devraient suivre. Leurs travaux devraient s'achever en juin. Un interlocuteur gouvernemental unique sera également nommé avant la fin du mois. Ces précautions suffiront-elles ? Pour le gouvernement, l'enjeu est important en termes de santé publique, d'image, mais aussi de finances. En octobre dernier, le Conseil d'État a en effet infligé 20 millions d'euros d'amende à l'État pour son incapacité à faire respecter les normes de pollution dans les principales agglomérations. Une procédure du même type est également en cours sur le plan européen.