Il ne faut pas confondre vitesse et précipitation, surtout dans un domaine aussi sensible que le nucléaire. C'est en substance le message que le collège et la direction générale de l'Autorité de sûreté nucléaire (ASN) ont cherché à faire passer à l'occasion de leurs vœux à la presse, ce mardi 30 janvier.
« Malgré les progrès constatés en matière de maîtrise technique et de pilotage des activités, les contrôles de la chaîne d'approvisionnement des matériels destinés aux installations nucléaires réalisés par l'ASN mettent encore en évidence des faiblesses récurrentes dans la rigueur industrielle », a rapporté le président de l'Autorité, Bernard Doroszczuk. Ce qui est préoccupant au moment où le Gouvernement et les industriels se mettent en ordre de bataille pour concrétiser le choix politique annoncé par Emmanuel Macron lors de son discours de Belfort, en février 2022 : la construction de six nouveaux EPR (voire huit de plus), la prolongation du parc de réacteurs existants, et le soutien aux projets de petits réacteurs modulaires (SMR) et aux réacteurs innovants (AMR).
« Ces faiblesses, qui doivent être corrigées, concernent principalement le manque de connaissance par les fournisseurs des exigences spécifiées importantes pour la sûreté, le manque de maîtrise de certains procédés spéciaux, ainsi que le manque de rigueur et de performance dans la surveillance de la chaîne d'approvisionnement », détaille M. Doroszczuk. Des faiblesses qui résultent du manque d'expérience et de projets depuis dix ou vingt ans et de la nécessité de remettre en route la filière, selon l'ingénieur général au corps des Mines. « Les déboires de Flamanville sont aussi liés aux faiblesses dans la gestion de projet », ajoute ce dernier, qui préconise de s'améliorer aussi sur ce plan.
Contrôle de l'ensemble de la chaîne d'approvisionnement
Depuis deux ans, grâce à une évolution législative, l'ASN contrôle désormais l'ensemble de la chaîne d'approvisionnement des matériels destinés à l'industrie nucléaire, là où elle s'arrêtait, avant, à l'inspection des exploitants.
D'où la demande de l'ASN en faveur de plus de rigueur et de ciblage dans la définition des prescriptions que chaque entreprise doit respecter dans la chaîne d'approvisionnement, et le respect des exigences de traçabilité des équipements.
Trois signalements au procureur
Le gendarme du nucléaire soulève aussi les risques de falsification et de contrefaçon qui existent dans la maîtrise des procédés spéciaux. « Toute la filière nucléaire sera en tension avec des fournitures plus importantes, des plannings en tension. Cet engouement ne doit pas se traduire par des situations de contrefaçon ou de fraude dans la filière », prévient son président. Celui-ci révèle que l'ASN a constaté 43 cas avérés en 2023, dont trois ont fait l'objet d'un signalement au procureur de la République. « Il faut développer des mesures de prévention et pas seulement de contrôle », ajoute M. Doroszczuk.
Les professionnels de la filière nucléaire se souviennent des irrégularités découvertes dans l'usine d'Areva au Creusot (Saône-et-Loire) en 2016. L'ASN avait mis au jour des irrégularités dans le contrôle de fabrication de plusieurs centaines de pièces produites dans cet établissement depuis 1965, dont certaines étaient encore en service sur le parc nucléaire. Les fraudes et falsifications sont susceptibles de prendre plusieurs formes. Elles peuvent, par exemple, consister en des résultats d'essais déclarés conformes alors qu'ils ne l'étaient pas ou en des défauts de qualification des soudeurs. « Des exploitants ont également remonté des composants non conformes aux spécifications dans le cadre de la fourniture de puces électroniques », témoigne Stéphanie Guénot Bresson, membre du collège de l'ASN.
« Il faut toutefois distinguer les erreurs et ce qui est une volonté de falsifier », tempère Bernard Doroszczuk. Le programme d'inspection de l'ASN pour 2024 comprend d'ailleurs un volet sur les risques de falsification combiné avec la prise en compte des facteurs organisationnels et humains (FOH). Les non-conformités peuvent en effet survenir du fait de contraintes temporelles, de « silences organisationnels » (les salariés se taisant de peur des conséquences), ou de pressions sur les plannings, explique l'ingénieur des Mines.