« Il est indispensable d'avoir un réel outil de planification de l'alimentation, comme il en existe un pour la production agricole avec la PAC. Ce pilotage est essentiel pour ne pas faire fausse route. La vision actuelle, centrée sur la production, a montré ses limites », analyse Charlie Brocard, chercheur à l'Iddri.
Vouloir résoudre la crise agricole actuelle sans remise à plat du système alimentaire dans son ensemble revient à occulter, voire précipiter les prochaines crises. Celles liées notamment au manque d'eau, au changement climatique ou à l'effondrement de la biodiversité. « On s'empêche d'anticiper des solutions possibles », estime le chercheur.
Un outil pourrait permettre de définir cette vision commune : la Stratégie nationale de l'alimentation, de la nutrition et du climat (Snanc (1) ). L'idée ? Définir les orientations d'une politique de l'alimentation durable et les systèmes de production, de transformation et de distribution souhaitables, en prenant en compte les enjeux de nutrition, de sécurité sanitaire, mais aussi de protection de l'environnement et de souveraineté alimentaire.
Encore un document hors-sol, diront certains ? « Une politique de l'alimentation prend en compte les différentes dimensions de l'alimentation. Aujourd'hui, il y a juste une superposition des différents enjeux, sans cap clair », explique le chercheur. Ce qui conduit les différents acteurs à s'arcbouter contre tout changement. Au contraire, définir une vision commune permettrait d'identifier les défis et solutions à mettre en œuvre.Des travaux bientôt relancés ?
Lancés début 2023 pour une publication prévue à l'été, les travaux sur la Snanc ont été quelque peu laissés en jachère depuis. Ils pourraient être relancés après le Salon de l'agriculture, qui s'ouvre fin février.
Aller au-delà des résistances
« Jusqu'à présent, les politiques publiques étaient axées sur le fait qu'il fallait informer le consommateur, ou le "consom'acteur", pour qu'il achète du bio, des produits de qualité. En parallèle, des aides sont distribuées aux agriculteurs pour qu'ils améliorent les normes », résume Benoît Granier, responsable alimentation au Réseau Action Climat France (RAC).
Mais cette approche a montré ses limites. Les consommateurs vivent en effet dans des environnements alimentaires qui structurent et conditionnent leurs consommations : prix, disponibilité de l'offre, marketing… « Les promotions et les publicités sont orientées vers les produits les moins vertueux. Des millions d'euros sont dépensés pour faire la promotion de ces produits », analyse le représentant du RAC.
Le Conseil national de l'alimentation (CNA), qui rassemble toutes les parties prenantes, des producteurs aux consommateurs en passant par les transformateurs et les distributeurs, a été saisi, en février 2023, sur le projet de Snanc. Sa contribution, publiée en avril, met en lumière les positions tranchées des différentes parties et le chemin qu'il reste à parcourir. Un climat lié au temps très court consacré à ce travail (deux mois) contre un an habituellement, explique Juliette Lebourg, chargée de concertation au CNA. « Notre mission phare est d'atteindre le consensus, même si nous soulignons également les dissensus, explique-t-elle. Pour chaque concertation, il y a une phase d'auditions d'experts pour démarrer sur une base commune et partagée pour les débats. » Ce qui débouche sur des avis « assez fondateurs ». Comme celui sur l'alimentation favorable à la santé, en 2018, qui « propose une approche systémique de l'alimentation, basé sur l'approche One Health ». Ou encore celui sur les nouveaux comportements alimentaires, en 2022, qui prône un rééquilibrage entre la consommation d'aliments d'origine végétale et d'origine animale. Mais dès que l'on rentre dans le détail des « mesures qui ont des impacts économiques », les positions se crispent à nouveau.
Élevage : sans anticipation, la crise risque d'être plus brutale
Comme la question de l'élevage et de la consommation de viande. « Il faut revoir à la baisse les recommandations sur la consommation de viande rouge, de charcuterie, de volaille, la diviser par deux », explique le représentant du RAC. Dans un rapport publié avec la Société française de nutrition en début de semaine, l'association a comparé les recommandations nutritionnelles de 25 pays. Résultat : « Elles sont plus basses pour la viande, plus importantes pour les fruits à coque et les légumineuses. » Pourtant, la France était pionnière avec la publication du premier Plan national nutrition-santé (PNNS) en 2001. La dernière version, sortie en 2019, amorçait déjà une baisse de la consommation de protéines animales.
Dans les faits, la consommation et la production de viande évoluent, mais sans converger. « Sur la viande bovine, le cheptel français est en baisse alors que la consommation a tendance à stagner. Le différentiel se fait donc via les importations », explique l'expert de l'Iddri. La consommation de volaille, quant à elle, explose, notamment hors domicile. « Sur ce segment, les prix ont un rôle prépondérant, la filière française n'est pas compétitive face aux importations brésiliennes. » Encore une fois, les agriculteurs français sont perdants. Pourtant, « la réponse de la filière tend vers produire plus et moins cher, ce qui va à l'encontre d'une meilleure rémunération des agriculteurs et des enjeux environnementaux », déplore Charlie Brocard.
Alors que, selon lui, il faudrait plutôt s'orienter vers une baisse de la consommation, mettre en avant les filières de qualité, orienter les consommations avec les tickets restaurants ou un chèque alimentaire, la rendre plus attractive avec d'autres formats de consommation proposés… Pour l'heure, les pouvoirs publics ont surtout concentré l'effort de végétalisation des régimes sur la restauration collective, qui représente 7 % des repas, sans poser la question des autres volumes en jeu, dans la restauration privée, la grande distribution… Or, sans cette approche systémique, difficile d'infléchir les tendances. Et faire l'impasse sur ces sujets expose encore plus les acteurs.
« L'élevage est le plus gros poste de risque environnemental pour le secteur alimentaire », souligne Charlie Brocard. Consommation d'eau, dépendance à des intrants importés, comme le soja… Sans anticipation, la chute risque d'être encore plus brutale. « Aux Pays-Bas, le gouvernement a proposé de diminuer fortement le cheptel pour réduire les pollutions, avec des programmes de rachat… Mais cette mesure n'a pas été débattue et a entraîné un fort ressentiment au sein de la profession agricole. Si on ne veut pas se retrouver dans cette situation, il faut ouvrir le sujet rapidement », prévient le chercheur.