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Dégradations causées à une habitation par des espèces protégées : l'État condamné 

Par un jugement du 27 octobre dernier, le tribunal administratif de Toulouse a condamné l'État à indemniser des particuliers en réparation des préjudices causés par la prolifération d'une colonie de pipistrelles pygmées dans leur maison d'habitation.

DROIT  |  Commentaire  |  Biodiversité  |  
Droit de l'Environnement N°327
Cet article a été publié dans Droit de l'Environnement N°327
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Dégradations causées à une habitation par des espèces protégées : l'État condamné 
Joséphine Jeanclos et Antoine Le Dylio
Avocats associés, Glaz Avocats
   

I. À l'origine, le refus systématique du Conseil d'État d'indemniser les dommages causés par les espèces protégées

Pour mémoire, la loi du 10 juillet 1976 relative à la protection de la nature a instauré un régime de protection stricte des espèces protégées et de leurs habitats, qui figure aujourd'hui aux articles L. 411‑1 et suivants du code de l'environnement.

Toutefois, les textes ne prévoyaient en contrepartie aucun mécanisme indemnitaire. À plusieurs reprises, des agriculteurs ont donc tenté d'engager, sans succès, la responsabilité sans faute de l'État, par exemple pour des dommages causés aux rizières par les flamants roses (1) . Invariablement, le Conseil d'État jugeait que les dispositions litigieuses avaient été « édictées dans l'intérêt général », le législateur ayant «entendu exclure la responsabilité de l'État à raison des conséquences que lesdits textes ont pu comporter pour cette activité ».

En parallèle de cette protection stricte des espèces animales, des mécanismes spécifiques ont été instaurés par l'État pour indemniser les dégâts causés par le grand gibier (2) , le loup, le lynx et l'ours (3) .

II. L'appétit du grand cormoran à l'origine d'un revirement de jurisprudence

Dans une affaire portant sur l'indemnisation des dégâts causés à une ferme piscicole par des grands cormorans, le Conseil d'État a finalement opéré, en 2003 (4) , un revirement de jurisprudence en fixant les conditions et modalités de réparation des dommages causés par les animaux sauvages protégés.

Désormais, le préjudice résultant de la prolifération d'animaux sauvages protégés doit faire l'objet d'une indemnisation par l'État lorsque, excédant les aléas inhérents à l'activité en cause, il revêt un caractère grave et spécial et ne saurait, dès lors, être regardé comme une charge incombant normalement aux intéressés.

III. L'extension de ce régime de responsabilité à des activités non économiques

Ce régime de responsabilité sans faute a donc régulièrement été invoqué par les agriculteurs et les pisciculteurs pour obtenir réparation des dégâts occasionnés par les grands cormorans (5) , les choucas des tours (6) , les goélands argentés (7) ou encore le castor d'Europe (8) – avec un succès plutôt mitigé, le caractère anormal étant rarement retenu par le juge.

L'affaire commentée présente la particularité de porter sur l'indemnisation d'habitants subissant des dégâts causés par la présence d'une colonie de pipistrelles pygmées, installée dans la toiture de leur habitation depuis plusieurs années.

Leur situation paraissait effectivement sans issue, et la nécessité de recourir à une demande indemnitaire devenait pour eux inévitable, étant donné que l'obtention d'une dérogation pour déplacer les pipistrelles pygmées « dans l'intérêt de la santé et de la sécurité publiques » semblait extrêmement incertaine.

IV. Une indemnisation conditionnée à la démonstration du caractère anormal du préjudice

Lorsqu'il est saisi de demandes d'indemnisation de la perte de résultat causée par les dommages aux élevages et aux cultures, le juge examine le caractère anormal du préjudice invoqué, comme cela est exigé en matière de responsabilité sans faute.

Plus précisément, on constate que le juge analyse, d'une part, la concentration géographique des espèces concernées et le nombre d'exploitations affectées, permettant d'apprécier le caractère spécial du préjudice, et, d'autre part, l'ampleur des dommages causés par les espèces, permettant d'en apprécier la gravité. Pour autant, tout dommage aux élevages ou aux cultures n'est pas indemnisé : en effet, aux termes de la décision de principe du Conseil d'État, il faut encore établir que ces dommages excèdent les aléas inhérents à l'activité en cause.

Ainsi, des éléments comptables ne permettant pas d'établir le caractère excessif des pertes font obstacle à toute indemnisation (9) . Par ailleurs, les demandes indemnitaires sont rejetées lorsque la proportion des surfaces d'exploitation réellement impactées par les espèces est faible (10) .

Dans l'affaire commentée, la perte d'exploitation laisse place à d'autres chefs d'indemnisation :  perte de la valeur vénale de la maison d'habitation, coûts exposés pour les travaux de réfection de la toiture et des façades et troubles dans les conditions d'existence générés par la prolifération de ces pipistrelles.

V. Le caractère spécial des préjudices justifié par le faible nombre de colonies de mise-bas en Midi-Pyrénées

Le tribunal relève d'abord le faible nombre de colonies de mise-bas de pipistrelles pygmées en région Midi-Pyrénées (une dizaine seulement). Ce faisant, il semble appliquer la grille de lecture esquissée par le juge administratif dans les contentieux plus classiques, en tenant compte de la concentration géographique des espèces occasionnant les dommages.

On peut néanmoins s'interroger sur la pertinence d'un tel raisonnement, puisque les dommages occasionnés à la maison ne sont pas spécifiques aux pipistrelles pygmées, mais pourraient être engendrées par toutes les espèces de chiroptères. C'est donc à l'aune de nombre de colonies de mise-bas de chauves-souris dans la région qu'il aurait fallu, en toute rigueur, examiner le caractère spécial du préjudice. À cet égard, il faut souligner que certaines espèces sont particulièrement courantes dans les habitations, comme la pipistrelle commune ou encore le petit rhinolophe.

Par ailleurs, il est permis de s'interroger dans quelle mesure la localisation de l'habitation des requérants en zone pavillonnaire a influencé la reconnaissance du caractère spécial du préjudice – bien que ce point ne soit pas expressément relevé par le tribunal. En filigrane, le juge semble avoir appliqué le critère classique relatif au faible nombre de personnes concernées. En effet, la solution retenue par le juge aurait peut-être été différente si les requérants avaient résidé dans une habitation ancienne en zone rurale, où les chauves-souris sont davantage présentes.

Après avoir constaté le caractère spécial des préjudices invoqués, le juge admet sans difficulté leur gravité au regard notamment des montants invoqués.

VI. Une perte de la valeur vénale de la maison indemnisée à hauteur de 70 000 euros

Le couple sollicitait l'indemnisation de la perte de la valeur vénale de sa maison d'habitation, en se fondant sur l'évaluation d'une agence immobilière qui estimait que la présence de la colonie de chauve-souris et les nuisances associées pourraient entraîner une décote de 20 à 30 % par rapport au prix initial. Retenant une fourchette basse, le juge apprécie la perte de la valeur vénale du bien des requérants en la fixant à 20 % de la valeur estimée à 350 000 euros, soit 70 000 euros.

VII. Des travaux de réhabilitation indemnisés à leur juste montant

Le juge impose par ailleurs à l'État de prendre en charge les travaux de réhabilitation rendus nécessaires par la présence des chauves-souris : décapage et pose d'un nouveau crépi sous la supervision d'un chiroptérologue, conformément aux directives de la Dreal (11) , et réfection du plafond de leur maison pour un montant total d'environ 10 800 euros.

La colonie de pipistrelles pygmées étant durablement installée dans cette habitation, des travaux d'entretien seront probablement nécessaires à l'avenir et devraient conduire à nouvelles demandes indemnitaires auprès de l'Administration.

VIII. Des troubles dans les conditions d'existence « généreusement » indemnisés

Enfin, le tribunal retient que le couple subit depuis plusieurs années de nombreux inconvénients résultant de la présence de la colonie de pipistrelles pygmées. Ces désagréments incluent notamment les odeurs d'urine qui rendent impraticable le premier étage de la résidence, ainsi que la présence de déjections sur les murs, le toit de la maison, et la terrasse qui devient inutilisable pendant le printemps et l'été. Le juge évalue ces perturbations dans les conditions de vie des requérants à une somme de 15 000 euros.

Le montant alloué par le tribunal apparaît presque élevé quand on connaît la frugalité du juge administratif en matière d'indemnisation. À titre de comparaison, dans une affaire récente relative à la carence de l'État en matière de lutte contre la pollution atmosphérique, le tribunal administratif de Paris (12) n'a octroyé qu'une indemnité de 1 000 euros pour les troubles dans les conditions d'existence d'une famille, caractérisés notamment par des nuits difficiles avec épisodes fréquents de gêne respiratoire et l'éloignement du cercle familial consécutif au déménagement dans un lieu moins pollué.

Le montant de l'indemnisation octroyée par le juge traduit peut-être une certaine bienveillance à l'égard des requérants, qui auraient pu opter pour une solution radicale en éliminant – illégalement –les chauves-souris plutôt que rechercher des solutions en lien avec les services de l'État.

1. CE, 21 janv. 1998, n° 157353 : Lebon2. C. envir., art. L. 426-1 et s., relatifs à la procédure non contentieuse d'indemnisation des dégâts causés par le grand gibier aux cultures et aux récoltes agricoles et à l'indemnisation judiciaire des dégâts causés aux récoltes3. D. no 2019-722, 9 juill. 2019 : JO 11 juill., relatif à l'indemnisation des dommages causés aux troupeaux domestiques par le loup, l'ours et le lynx ; En outre, depuis la loi no 2006-11 du 5 janvier 2006 d'orientation agricole, l'article L. 411-2 du code de l'environnement autorise la délivrance de dérogations « pour prévenir des dommages importants notamment aux cultures, à l'élevage, aux forêts, aux pêcheries, aux eaux et à d'autres formes de propriété ».4. CE, 30 juill. 2003, no 215957 : Lebon, le régime étant circonscrit aux activités – notamment agricoles – autres que celles qui sont de nature à porter atteinte à l'objectif de protection des espèces que le législateur s'était assigné.5. CAA Bordeaux, 26 févr. 2004, n°03BX01757 ; CAA Lyon, 3 déc. 2015, n°12LY003566. TA Nantes, 5 avr. 2013, n° 1101330 ; TA Rennes, 9 mars 2023, n° 21016677. CAA Douai, 2 avr. 2008, n° 07DA002218. TA Orléans, 15 juin 2023, n° 21026859. Par ex. TA Rennes, 9 mars 2023, n°2101667 : le juge a considéré que la production de résultats d'exploitation portant sur une seule année ne suffisait pas à démontrer que le préjudice subi par l'agriculteur (dégâts causés par le Choucas des tours) dépassait l'aléa inhérent à son activité.10. TA Orléans, 15 juin 2023, n°2102685 : concernant une surface sinistrée par le castor d'Europe représentant au maximum 3 % de la surface totale de l'exploitation d'une peupleraie ; TA Nantes, 5 avr. 2013, n° 1101330 : concernant les dégâts causés par le choucas des tours sur une superficie très faible des surfaces exploitées par un groupement agricole

11. Direction régionale de l'environnement, de l'aménagement et du logement12. TA Paris, 16 juin 2023, n°2019925 : étant précisé qu'il s'agit de la première décision retenant un lien de causalité entre la carence fautive de l'État dans la lutte contre la pollution atmosphérique et des préjudices subis par des personnes physiques (souffrances endurées, troubles dans les conditions d'existence, etc.).

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