En avril 2020, la rupture d'une digue de l'usine d'Escaudœuvres de la société Tereos, dans le département du Nord, avait libéré les eaux de lavage de betteraves sucrières dans le fleuve Escaut, engendrant une forte pollution organique. Cette pollution transfrontière, touchant la France et la Belgique, avait entraîné, selon un suivi de l'Office français de la biodiversité (OFB), une baisse de 50 % du nombre d'espèces piscicoles et de 90 % des poissons pêchés par rapport à la moyenne. Un an plus tard, seulement six espèces étaient recensées dans le fleuve, dont une forte proportion d'espèces exotiques envahissantes, preuve d'une diversité extrêmement basse. Certaines espèces ne se sont pas reconstituées à ce stade, dont la brème, l'épinoche et le goujon.
À la suite de ce désastre écologique, de très nombreuses plaintes ont été déposées contre le géant du sucre, du fait de sa négligence dans l'entretien de ses installations, au titre de divers préjudices : écologique, matériel et moral. Plusieurs plaignants s'étaient portés partie civile pour demander réparation du préjudice écologique subi, dont l'Association pour la protection des animaux sauvages (Aspas), la Ligue pour la protection des oiseaux (LPO), la Région wallonne ainsi que la Fédération de pêche du Nord. La société Tereos avait plaidé de son côté la relaxe totale. Le 12 janvier 2023, le tribunal judiciaire de Lille, reconnaissant les divers préjudices écologiques, l'a condamnée à indemniser la Wallonie à hauteur de 8,86 millions d'euros, les pêcheurs de 96 000 euros, et l'Aspas et la LPO de 10 000 euros chacune. D'autres indemnisations ont été prononcées, au titre des préjudices moral et matériel. Tereos a également été condamnée, sur le volet pénal, à verser une amende de 500 000 euros.
Une décision « exceptionnelle » ?
La décision du tribunal judiciaire est « exceptionnelle », réagit Corinne Lepage, avocate représentant la Wallonie dans cette affaire. « Une condamnation pénale n'a jamais été aussi lourde pour un délit de pollution des eaux », se félicite-t-elle. À titre de comparaison, elle s'élevait à 375 000 euros pour la catastrophe de l'Erika. « On constate une progression de la répression pénale, qui devient plus sévère », observe également Nina Potier, avocate représentante de l'Aspas et de la LPO.
« À ma connaissance, il s'agit de la première indemnisation transfrontière du préjudice écologique par un tribunal de l'Union européenne pour indemniser le préjudice écologique subi par un autre pays de l'Union », affirme par ailleurs Corinne Lepage. La décision est également inédite, ajoute-t-elle, au regard du montant de la réparation au titre du préjudice écologique, qui s'élève à plus de 9 millions d'euros.
En pratique, la réparation en nature semble difficile à réaliser. L'arrêté préfectoral d'août 2021, pris au titre de la LRE, prescrivait à Tereos la restauration de milieux aquatiques et humides comprenant 10 hectares (ha) d'habitats favorables et fonctionnels pour la reproduction piscicole. Deux sites étaient imposés par l'arrêté, sur les communes de Flines-lès-Mortagne et d'Escaudœuvres, pour un total de 1,5 ha. Mais, selon Nina Potier, la restauration sur le site d'Escaudœuvres a finalement été abandonnée après étude de faisabilité de la société qui a conclu à l'impossibilité d'une réparation.
Un « lourd » préjudice d'image
Tereos s'est également vue condamnée à la publication du jugement au Journal officiel, dans le quotidien Le Monde ainsi que dans La Voix du Nord, ce qui constitue, selon maître Potier, un préjudice d'image très lourd.
Dans un communiqué laconique, le sucrier annonce avoir pris connaissance de la décision du tribunal, en regrettant que celui-ci « n'ait pas retenu les éléments mis en avant en défense sur le caractère unique et sans précédent de cet incident, et sur la multiplicité de la causalité et de la chaîne de responsabilités ».
La société a dix jours pour faire appel de la décision, c'est-à-dire jusqu'au 23 janvier prochain, ce qui aurait pour effet de suspendre la décision de première instance, tant pour la condamnation pénale que pour la condamnation civile.