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Projet Eacop : de nouvelles difficultés procédurales pour les recours fondés sur la loi vigilance

Le 28 février 2023, le juge des référés du tribunal judiciaire de Paris déclare irrecevables les actions d'associations enjoignant à TotalEnergies de modifier son plan de vigilance et à mettre en œuvre des mesures de vigilance concernant son projet Eacop

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Droit de l'Environnement N°322
Cet article a été publié dans Droit de l'Environnement N°322
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Projet Eacop : de nouvelles difficultés procédurales pour les recours fondés sur la loi vigilance
Clémentine Baldon et Nikos Braoudakis
Avocats, Baldon Avocats
   

À l'issue d'une procédure de trois ans, dont plus de deux consacrés à la question de la juridiction compétente (1) , dans deux jugements identiques du 28 février 2023, le juge des référés du tribunal judiciaire de Paris a finalement déclaré irrecevables les demandes des associations conduites par les Amis de la Terre. Ces demandes visaient à enjoindre à la société TotalEnergies de modifier son plan de vigilance et mettre en œuvre des mesures de vigilance, au sujet des atteintes aux droits humains et à l'environnement liées à ses projets pétroliers en Ouganda et en Tanzanie.

Ce jugement, intervenant près de dix ans après le drame du Rana Plaza, était attendu comme l'une des premières décisions de justice appliquant la loi sur le devoir de vigilance. De plus – fait inhabituel –, le tribunal avait souhaité auditionner plusieurs experts en tant qu'amici curiae. La décision d'irrecevabilité vient ainsi doucher les espoirs des associations au sujet du très controversé projet « EACOP », et soulever des inquiétudes sur les autres recours (2) engagés sur le fondement de la loi sur le devoir de vigilance.

Le tribunal excipe d'abord de l'imprécision de la loi une obligation de conduire une phase amiable de négociation qui se « concrétise » par la mise en demeure (I), qui devrait cristalliser les « demandes et griefs ». Il conclut à l'irrecevabilité de l'action au motif que les demandes et griefs présentés devant le juge ont évolué « substantiellement » depuis la mise en demeure (II). À titre surabondant, le tribunal précise que les pouvoirs du juge des référés sont en tout état de cause trop limités pour juger une affaire nécessitant un examen en profondeur (III).

I. Le constat du contenu imprécis du devoir de vigilance, assise d'une obligation d'échange amiable se « concrétisant » par la mise en demeure

Dans un long préliminaire général sur le devoir de vigilance, le tribunal insiste sur la difficulté d'évaluer le « caractère raisonnable » des mesures de vigilance qu'il désigne comme une « notion imprécise, floue et souple ». Il relève à cet égard que le décret prévu par la loi n'a pas été publié et, entres autres, que la loi « ne vise directement aucun principe directeur, ni aucune autre norme internationale » qui permettrait d'en préciser les contours, rejetant (3) par exemple la pertinence des principes directeurs des Nations unies relatifs aux entreprises et aux droits de l'homme et des principes directeurs de l'OCDE (4) à l'intention des entreprises multinationales.

S'il se refuse à donner toute valeur à ces standards internationaux en l'absence d'un texte s'y référant explicitement, le tribunal s'engage à l'inverse dans une interprétation poussée de la volonté du législateur au sujet de l'obligation d'échange amiable et du rôle de la mise en demeure. Il indique ainsi que « si le législateur n'a pas entendu donner un contour précis aux mesures générales qui s'imposent à certaines entreprises dans le cadre du devoir de vigilance, il a par contre expressément manifesté son intention de voir ce plan de vigilance élaboré dans le cadre d'une co-construction et d'un dialogue entre les parties prenantes de l'entreprise et l'entreprise ».

Plus étonnant, le tribunal considère que cette « volonté du législateur d'un processus collaboratif d'élaboration du plan de vigilance se manifeste et est concrétisée par le mécanisme de la mise en demeure ». Reprenant les termes de l'ordonnance d'irrecevabilité rendue le 30 novembre 2021 (5) dans une affaire concernant EDF, le tribunal affirme que « l'envoi de cette mise en demeure a pour objectif d'instituer une phase obligatoire de dialogue et d'échange amiable ».

Ce point du jugement concentre, probablement à raison, les critiques des commentateurs (6) et témoigne d'une lecture bien particulière de la condition légale de mise en demeure préalable. En effet, la mise en demeure remplit en premier lieu sa fonction classique de préalable impératif à la saisine du juge : inciter à la mise en conformité volontaire (7) . Les travaux parlementaires le rappellent clairement :

« Le devoir de vigilance doit se doubler de voies de recours (8) afin d'être véritablement effectif et de ne pas se résumer à de nouvelles obligations de reporting. Cette conception rigoureuse du devoir de vigilance anime la loi du 27 mars 2017, ainsi que le refus de recourir à des procédures transactionnelles pour la réparation d'atteintes aux droits fondamentaux et à l'environnement. La loi française repose en effet sur un mécanisme de mise en demeure.»

Réduire la mise en demeure à la seule « concrétisation » d'une phase obligatoire de dialogue revient donc à opérer un glissement par rapport aux exigences de la loi et à la conception classique de la mise en demeure.

II. Une exigence de cristallisation des « demandes et griefs » formulés dans la mise en demeure

Le tribunal indique ensuite que la mise en demeure « doit être suffisamment ferme et précise pour permettre d'identifier les manquements imputés au plan et permettre la phase de négociation amiable préalable à la saisine du juge ». Il exprime là une règle assez classique (9) selon laquelle la mise en mesure doit permettre à son destinataire de remédier volontairement aux manquements qui lui sont reprochés. Pour autant, l'application qu'en fait le tribunal s'éloigne de nouveau du rôle habituellement attaché à la mise en demeure.

Le tribunal considère en effet que les « griefs et demandes allégués dans la mise en demeure […] sont différents de manière substantielle des demandes et griefs formés au jour des débats devant le juge », en ce que ceux-ci visent désormais le plan de vigilance de 2021, n'ont pas fait l'objet d'une mise en demeure et s'appuient sur « plus de deux cents nouvelles pièces ». Il considère que cette différence « substantielle » équivaut à un défaut de mise en demeure.

En d'autres termes, la décision d'irrecevabilité se fonde donc sur l'exigence que la mise en demeure cristallise les « demandes et griefs » sans que ceux-ci puissent évoluer substantiellement au jour des débats devant le juge. Cette solution et sa motivation, au demeurant assez lacunaire en comparaison des longs développements introductifs, appellent plusieurs commentaires.

Notons tout d'abord que le jugement franchit ici un cap par rapport à l'ordonnance du 30 novembre 2021 (10) . En effet, dans cette affaire (11) , le tribunal avait constaté que la mise en demeure et l'assignation ne visaient pas le même plan de vigilance tout en précisant que « la solution retenue concerne la recevabilité de l'assignation initiale et ne fait pas obstacle à une évolution des demandes en cours de procédure de sorte que […] elle n'a pour conséquence de rendre caduque, dès la publication d'un nouveau plan de vigilance, l'action en justice initiée sur la base d'un plan précédent ».

De fait, cette exigence de cristallisation des demandes et griefs reviendrait à interdire aux demandeurs de préciser, renforcer et actualiser leurs demandes et arguments en cours de procédure. Au demeurant, dans l'affaire Total / Ouganda à la lecture de la mise en demeure, on remarque que la position des associations n'a pas sensiblement évolué : elles visent depuis le début les violations de droits humains et les dommages environnementaux liés aux projets EACOP et Tilenga et la prise en compte insuffisante de ces risques dans le(s) plan(s) de vigilance de TotalEnergies. On peut donc difficilement affirmer que TotalEnergies n'a pas été mis en mesure d'identifier ces manquements au stade de la mise en demeure.

Cette nouvelle exigence soulève ensuite de nombreuses interrogations pratiques sur la conduite des recours sur le fondement de la loi sur le devoir de vigilance au regard de la longueur des procédures et de la nature même de ce type de contentieux.

Pour surmonter l'obstacle de la recevabilité, sera-t-il dorénavant nécessaire de multiplier les mises en demeure et les assignations si le plan de vigilance est actualisé en cours de procédure ou si la situation évolue ?

III. Des pouvoirs du juge des référés limités à l'absence de plan de vigilance et aux illicéités manifestes

Le jugement limite enfin les affaires susceptibles d'être entendues en référé sur le fondement de la loi sur le devoir de vigilance. Il indique, à titre surabondant, que les pouvoirs du juge des référés se limitent aux cas où une société soumise au devoir de vigilance « n'a pas établi de plan de vigilance, ou lorsque le caractère sommaire des rubriques confine à une inexistence du plan, ou lorsqu'une illicéité manifeste est caractérisée ». Il considère en revanche qu'apprécier « le caractère raisonnable des mesures adoptées par le plan, lorsque cette appréciation nécessite un examen en profondeur » n'entre pas dans ses pouvoirs. Cette solution est moins surprenante du fait de la complexité de l'affaire. Elle interroge néanmoins sur la capacité à mettre en œuvre les injonctions préventives prévues par la loi. Ce qui surprend également davantage est qu'elle intervient à titre surabondant, alors même qu'elle aurait pu conférer à la décision d'irrecevabilité une assise juridique plus solide que celle tirée d'une interprétation aussi audacieuse de la condition de mise en demeure préalable. Faut-il y voir un jugement sanctionnant le refus des parties d'entrer en médiation ?

1. Cass. com., 15 déc. 2021, n° 21-11.882 (reconnaissant la compétence du juge civil) ; L. n° 2021-1729, 22 déc. 2021 : JO 23 déc., pour la confiance dans l'institution judiciaire, art. 56 (attribuant cette compétence de manière exclusive au tribunal judiciaire de Paris)2. On compte à ce jour plus d'une dizaine de recours publics : TotalEnergies/climat (2020), EDF/Mexique (2020), Casino/Brésil (2021), Suez/Chili (2021), Yves Rocher/Turquie (2022), Idemia/Kenya (2022) ; Danone/plastique (2023), BNP Paribas/énergies fossiles (2023), BNP Paribas/ Marfrig-Brésil (2023), TotalEnergies/ Yémen (2023)3. La loi vise pourtant précisément à mettre en œuvre les objectifs poursuivis par ces deux standards (v. proposition de loi n° 2578, 11 févr. 2015).4. Organisation de coopération et de développement économiques5. TJ Paris, 30 nov. 2021, n° 20/10246

6. V. Hautereau-Boutonnet M., Le projet pétrolier en Ouganda et Tanzanie des filiales de TotalEnergies : partie remise pour le premier jugement sur le devoir de vigilance !, Le club des juristes, 7 mars 2023 ; Hélaine C., Devoir de vigilance : irrecevabilité des demandes des associations contre Total, Dalloz actualité, 7 mars 2023 ; Ilcheva A-M., Quelle application du devoir de vigilance après les jugements du 28 février 2023 ?, Dalloz actualité, 13 avr. 20237. V. not. JCl. Civil Code Formulaire, Fasc. 223, § 161

8. Rapport d'information relatif au devoir de vigilance des multinationales, 15 déc. 2021, p. 35. V. aussi, JO Sénat, n° 10 S. (C.R.), 2 févr. 2017, p. 1144 ; Cons. const., 23 mars 2017, n° 2017-750 DC (observations du Gouvernement).

9. JCl. Civil Code Formulaire, Fasc. 223, §§ 68-71 et 161

10. TJ Paris, 30 nov. 2021, op. cit.11. Ibid.

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