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La protection du vivant en Province des Îles Loyauté

La Province des Îles Loyauté innove avec sa dernière réglementation de juin 2023, en faisant de certaines entités naturelles des sujets de droit. Les tortues et requins en sont les premières espèces bénéficiaires.

DROIT  |  Commentaire  |  Biodiversité  |  
Droit de l'Environnement N°326
Cet article a été publié dans Droit de l'Environnement N°326
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La protection du vivant en Province des Îles Loyauté
Victor David
Institut de recherche pour le développement (UMR Sens)
   

L'architecture institutionnelle imaginée et négociée entre l'État et les acteurs politiques locaux pour la Nouvelle-Calédonie depuis près de quarante ans s'est appliquée à accompagner ce territoire sur le chemin de l'émancipation sur la base de l'autodétermination. Et ce en particulier à partir des Accords de Matignon-Oudinot en 1988, et plus encore avec l'Accord de Nouméa de 1998 et sa traduction législative, la loi organique n° 99-209 modifiée. Pour ce faire, elle a, d'une part, introduit un mécanisme d'inspiration fédéraliste interne à double niveau. Entre l'État d'un côté et la Nouvelle-Calédonie et ses trois provinces (Iles Loyauté, Nord et Sud) d'abord, entre la Nouvelle-Calédonie et ses trois provinces ensuite. Elle a doté la Nouvelle-Calédonie et ses trois provinces d'institutions délibérantes (1) et exécutives, d'une autonomie normative réglementaire avec un partage de domaines de compétences.

Dans ce schéma, la Province des Îles Loyauté, au même titre que ses homologues du Sud et du Nord, est compétente en matière d'environnement, ce domaine n'étant explicitement dévolu à aucune autre collectivité. Lors du transfert de compétence en matière de droit civil en 2012, de l'État à la Nouvelle-Calédonie, un amendement a précisé que ce transfert se faisait sous réserve des compétences environnementales des provinces, élargissant explicitement une compétence provinciale jusque-là induite. Depuis 1988, la Province des Îles Loyauté a adopté quelques réglementations éparses, au gré des besoins, et c'est en 2013 qu'elle décide de se doter d'un droit de l'environnement plus complet, rassemblé dans un code de l'environnement (Cepil). En avril 2016, l'Assemblée de province adopte la structure du Cepil en y insérant la version consolidée des réglementations existantes et quelques nouveaux textes. Depuis, de manière progressive, le droit de l'environnement des Îles Loyauté s'enrichit de nouvelles réglementations.

Il convient de préciser que la Province des Îles Loyauté a choisi, avec l'appui de l'Institut de Recherche pour le Développement (IRD), de recourir à une méthode participative pour l'adoption concertée avec les autorités coutumières de sa réglementation environnementale, afin de prendre compte autant que possible la dimension culturelle kanak qui s'appuie sur un lien particulier à la terre. À la demande du Sénat Coutumier de Nouvelle-Calédonie, un préambule a été inséré au Cepil, dans le lequel la Province s'engage à cogérer l'environnement avec les autorités coutumières en se disant désireuse de « promouvoir le partenariat avec les autorités coutumières comme mode de gouvernance privilégié pour la préservation de leur environnement ». Il nous semble nécessaire d'avoir en tête ce contexte politique, institutionnel et culturel qui a rendu possible l'adoption, le 29 juin 2023, par la Province des Îles Loyauté, d'une nouvelle réglementation (2) sur la protection du Vivant. L'annonce de l'adoption de cette réglementation a en effet suscité la curiosité de nombreux juristes et acteurs de la protection juridique de l'environnement. En effet, elle introduit, et là réside la principale innovation, une catégorie inédite de sujets de droit, les entités naturelles juridiques (ENJ). Les requins et tortues marines sont les premières à bénéficier de ce statut. Avant de détailler les dispositions qui concernent cette avancée en droit de l'environnement, revenons sur les autres règles relatives à la protection du Vivant dans ce texte.

Le Titre 4 du Livre 2 du Cepil devait être initialement consacré aux espèces protégées. Le choix final, conforme à l'esprit qui anime les responsables et la vision holistique qui imprègne le droit de l'environnement des Îles Loyauté, a été de traiter de l'ensemble du Vivant, incluant les espèces vivantes végétales et animales, terrestres et marines mais aussi les écosystèmes naturels et les sites naturels.

Trois niveaux de protection du Vivant sont institués dans la réglementation de juin 2023. Absente d'habitude du droit positif, la biodiversité « ordinaire » bénéficie, dans le régime global de protection qui est mis en place pour les Loyauté, d'une protection de base (Chap. 2, sect. 1). Elle permet de protéger tout le Vivant, toutes les espèces, domestiques ou sauvages et leurs habitats, « sous réserve des usages alimentaires et culturels des Loyaltiens, des usages domestiques, des prélèvements à but scientifique et des usages commerciaux respectueux d'un développement durable et du bien-être animal (…) ». À ces réserves s'ajoutent les dérogations relatives à la gestion des espèces exotiques envahissantes sur les Loyauté dans les conditions prévues au Titre 5 du Livre 2 du Cepil. La section 2 met en place un régime de protection spéciale, peu différent de celui que l'on trouve dans d'autres codes de l'environnement pour les espèces protégées. Elle concerne certaines espèces vivantes du fait notamment de leur rareté, de leur vulnérabilité ou de leur statut UICN d'espèces en danger, de leur endémisme mais aussi de leur statut culturel particulier (Chap. 2, sect. 2). Les espèces sont listées et, pour certaines d'entre elles, comme les baleines par exemple, des mesures spécifiques de non-perturbation sont édictées sur lesquelles il n'y a pas lieu de s'attarder. Nous en arrivons donc à la section 3 de la délibération consacrée aux ENJ.

La préoccupation première de la Province des Îles Loyauté était d'accorder la protection la plus élevée possible à la Nature, au-delà de la classification en « espèces protégées ». La cosmovision kanak est holistique, l'humain et le reste du Vivant ne font qu'un. Dans l'esprit des Loyaltiens, le droit de l'environnement tel qu'il existait ne permettait pas d'exprimer pleinement cette appréhension du monde, pourtant assez courante. En effet, si elle est connue depuis toujours parmi les populations autochtones à travers la planète, cette approche est en pleine résurgence un peu partout, comme en témoignent en France et en Europe de nombreuses initiatives citoyennes récentes en faveur des droits de la Nature autour de fleuves et de rivières. La Province des Îles Loyauté réfléchissait ainsi, avec l'appui de l'IRD, depuis près de dix ans — à cette époque, les droits de la Nature commençaient à peine à être reconnus dans une poignée de pays —à donner une traduction au « principe unitaire de vie ». Principe central dans la culture kanak orale depuis les temps ancestraux, il a été rappelé par écrit au tout début des années 2000 par le Grand Chef Nidoish Naisseline et le Pasteur Béniala Houmbouy dans une « Charte de l'environnement de la Province des Îles Loyauté ». Il fut perçu, dès l'origine du projet Cepil, comme le fondement de la création des ENJ, et logiquement inséré dans le code lors de son lancement en avril 2016 à l'article 110-3 : « Le principe unitaire de vie qui signifie que l'homme appartient à l'environnement naturel qui l'entoure et conçoit son identité dans les éléments de cet environnement naturel constitue le principe fondateur de la société kanak. Afin de tenir compte de cette conception de la vie, certains éléments de la Nature pourront se voir reconnaître une personnalité juridique dotée de droits qui leur sont propres ». On retient que de prime abord, la notion d'appartenance est inversée : l'idée d'une Nature appropriable par les humains est écartée, de même que celle d'une Nature qui serait un « bien commun » ou un « patrimoine ». D'autre part, à l'issue des nombreuses réunions de concertation, le choix est fait dès 2016 de reconnaître comme sujets de droit certains éléments de la Nature et non pas celle-ci dans son entièreté comme ce fut le cas de l'Équateur avec Pacha Mama dans sa Constitution en 2008. Il s'agissait toutefois moins de réintroduire une Scala naturae que de faire preuve de pragmatisme, en gardant en tête l'effectivité des mesures à venir et les nécessaires différenciations à faire entre les futures ENJ.

Une fois le principe unitaire de vie intégré au corpus juridique de la Province des Îles Loyauté, les travaux ont repris pour le mettre en œuvre dès 2016. C'est la réglementation en cours d'élaboration sur les espèces protégées qui a servi de support. Un message clair est d'ailleurs envoyé en intitulant la nouvelle réglementation « Protection du Vivant en Province des Îles Loyauté ».

L'article 242-16 du Cepil est ainsi rédigé : « Sur le territoire de la province des Îles Loyauté, en application du principe unitaire de vie édicté à l'article 110-3 et afin de tenir compte de la valeur coutumière dans la culture kanak, les éléments de la nature, espèces vivantes et sites naturels énumérés à l'article 242-17 se voient reconnaître la qualité d'entité naturelle sujet de droits. »

Demogue le disait en 1909 : « La qualité de sujet de droit appartient aux intérêts que les hommes vivant en société reconnaissent suffisamment importants pour les protéger par le procédé technique de la personnalité ». Plus près de nous, Jans Klabbers, juriste néerlandais, disait en 2005 (3) que « la personnalité juridique est un pas, qu'il faut franchir ». Le pas est franchi. Aux côtés des catégories classiques de « personnes » juridiques (les personnes physiques et les personnes morales), la Province des Îles Loyauté, dans l'objectif de protéger l'environnement, introduit une catégorie de sujets de droits destinée à englober des éléments de la Nature. Les termes « entités naturelles juridiques » pour parler de sujets de droit autres (4) que les humains ou groupements d'humains, englobant les animaux, ont été préférés pour ne pas justement créer de confusion avec les personnes humaines ou leur regroupements et laisser planer le risque d'une quelconque assimilation. En effet, on le sait, d'autres systèmes juridiques (Nouvelle-Zélande, Inde …) ont pu appliquer à des éléments de la nature le régime des personnes juridiques. Parce que les entités naturelles, vivantes notamment, ne sont ni personnes ni objets, la Province des Îles Loyauté a choisi la voie de la création d'une nouvelle catégorie pour ni calquer ni assimiler le régime juridique des ENJ, qui est entièrement à construire, avec ceux des personnes juridiques. La délibération de la Province des Îles Loyauté du 29 juin amorce cette construction dans l'article 242-16 :

« Des droits fondamentaux leur sont reconnus. Elles n'ont pas de devoirs. Ni les entités naturelles sujets de droit, ni leurs porte-paroles, ni la Province des Îles Loyauté ne peuvent être tenus responsables d'éventuels dommages qu'elles pourraient causer. Chaque entité naturelle sujet de droit dispose d'un intérêt à agir, exercé en son nom par le Président de la Province des Îles Loyauté, par un ou plusieurs porte-paroles, conformément aux articles 242-22 et 242-23, par les associations agréées pour la protection de l'environnement et les groupements particuliers de droit local à vocation environnementale dont il est fait mention aux articles 124-1 à 124-3 du présent Code. »

Informés des limites constatées en droit comparé sur la reconnaissance de droits à la Nature et ses éléments, les élus Loyaltiens ont fait le choix de ne pas retenir la responsabilité des ENJ (en pratique cela n'avait pas de sens, à moins de tomber dans la nostalgie des procès médiévaux contre les animaux) ni celle de leurs porte-paroles. La question de l'intérêt à agir sur laquelle échouent nombre de contentieux environnementaux est également abordée de manière large sans aller jusqu'à l'actio popularis. L'intérêt à agir est celle de l'ENJ, avec un nombre important de personnes physiques pouvant individuellement ou collectivement l'exercer au nom de cette dernière.

L'article 242-17 énumère les entités naturelles que la Province des Îles Loyauté a retenu pour ce nouveau degré de protection élevé, avec la qualité de sujet de droit. Sans surprise, les requins et les tortues marines, deux espèces totems qui étaient évoquées dès 2013, ouvrent la voie. En tête des espèces emblématiques, tel qu'il est ressorti d'une étude anthropologique menée par des collègues de l'Institut Agronomique Calédonien (IAC) et de l'IRD, dans l'esprit des habitants des Loyauté que nous avons côtoyés, elles devaient bénéficier d'un statut autre que celui d'« espèces protégées ». Il n'y a donc pas lieu de penser que le choix des requins comme ENJ aux Îles Loyauté est en rapport avec ou en réaction à la politique récente de prélèvements et de mise à la décharge publique de dizaines de requins en Province Sud à la suite de trois attaques mortelles en quatre ans. D'autres espèces et sites naturels ayant une valeur (5) culturelle particulière viendront compléter l'article 242-17 dans les mois qui viennent.

Les droits dont bénéficient les ENJ en Province des Îles Loyauté (art. 242-18), sont largement inspirés de ceux que l'on a pu trouver (droit d'exister, droit à la restauration des habitats…) dans d'autres systèmes juridiques où des droits ont été reconnus à des éléments de la Nature. On peut signaler qu'une distinction est faite entre espèces vivantes et sites naturels et écosystèmes.

Soucieuse, depuis le début du projet Cepil, des équilibres entre protection de l'environnement et respect des pratiques coutumières, la réglementation de la Province des Îles Loyauté prévoit des dérogations (art. 242-19) à la protection. En fait, les autorités coutumières ont expliqué que les raisons même pour lesquelles elles plaident pour le statut d'ENJ de certains éléments du Vivant, sont précisément celles qui font qu'elles sont capturées et consommées à l'occasion de certaines cérémonies et rituels. Les dérogations sont accordées par le Président de la Province en concertation avec les autorités coutumières et les porte-paroles de l'ENJ concernée. C'est un élément qui peut rassurer ceux, ailleurs, qui pensent que la reconnaissance d'éléments de la nature comme sujets de droit risque de conduire à l'interdiction définitive de chasse, de consommation de certaines espèces vivantes devenues ENJ.

Nous terminerons ce commentaire de la délibération du 29 juin 2023 de la Province des Îles Loyauté en évoquant la question de la face humaine des ENJ. En effet, cette nécessaire face humaine est un élément central du nouveau régime juridique de sujets de droit dont bénéficient certaines entités naturelles. Ce qui est certain, à l'issue d'un examen en droit comparé du dispositif de représentation de ces nouveaux sujets de droit, c'est que la face humaine des ENJ – à l'image des persona, ces masques du théâtre romain – prend des formes multiples, que ce soit dans l'appellation (gardiens, stewards, porte-paroles, trustees, voix…), dans le nombre (individus, groupes ou collèges paritaires ou non…), dans le rôle qui lui est attribué (défenses des intérêts devant la justice, gestion quotidienne, préservation durable, gardien des valeurs spirituelles et symboliques…). À la réflexion, plutôt que de chercher à uniformiser, cela devrait rester ainsi, de manière à respecter la diversité des contextes juridiques et politiques, des cultures, mais aussi les réels besoins des ENJ. La Province des Îles Loyauté a fait le choix de 6 porte-paroles au maximum par ENJ, dont trois proposés par chacun des conseils d'aire coutumiers. Leurs attributions sont énumérées aux articles 242-21 et 242-22 du Cepil.

En conclusion, il nous semble important de rappeler que la délibération du 29 juin 2023 de la Province des Îles Loyauté faisant de certaines entités naturelles des sujets de droits dans l'objectif principal d'une protection améliorée de l'environnement est conforme aux compétences de la province, aux attentes des Loyaltiens et de la communauté internationale en matière de changement transformateur dans un contexte d'érosion de la biodiversité. Ses limites sont aussi connues. Il s'agit d'un acte réglementaire (donc susceptible d'être contrecarré par des textes plus élevés dans la hiérarchie des normes) d'une collectivité française infra-étatique (qui peut perdre son actuelle autonomie normative), dont le champ d'application géographique est un petit archipel du Pacifique sud, certes riche de sa biodiversité et de sa culture mélanésienne, mais faiblement peuplé. Ce n'est pas l'unique et miraculeuse solution à la crise environnementale ni à l'ineffectivité tant de fois soulignée de la protection juridique de l'environnement en vigueur. Le texte des Îles Loyauté constitue cependant un progrès indéniable du droit de l'environnement et du droit en général. Son potentiel est énorme, qui ne demande qu'à être enrichi. La parole est aux ENJ.

1. Le Congrès de la Nouvelle-Calédonie est également une assemblée législative au travers de l'adoption des lois du pays.2. Délib. n° 2023-28/API, 29 juin 20233. Klabbers J., The Concept of Legal Personality in International Legal Personality, The Library of Essays in International Law, Taylor and Francis, 2005, p. 54. On évoque parfois la « personnalité juridique » de certains navires du fait qu'ils ont obligatoirement une nationalité, un passeport, une immatriculation et une responsabilité, ce qui les distingues des autres biens meubles et immeubles. Récemment, il a été aussi question de reconnaitre la personnalité juridique des robots et de l'intelligence artificielle.

5. IPBES, Rapport d'évaluation sur l'estimation des valeurs de la nature et les différentes valeurs de la nature, 2022

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