Les sols, souvent piétinés dans l'indifférence, sont un milieu complexe constitué au cours de phases géologiques très longues. Peau fragile de la terre, ils respirent à l'échelle des millénaires grâce aux vers fouisseurs qui la travaillent et l'aèrent sans relâche. Mais l'homme n'a besoin que de quelques années pour les détruire. Ainsi, il faut 10.000 ans pour former 1 mètre de sol. Ressource non renouvelable, les sols sont artificialisés en France au rythme de 200 hectares par jour, soit l'équivalent d'un département tous les cinq ans. Longtemps, les experts l'ont considéré comme un substrat plutôt que comme un écosystème. Or les sols s'autorégulent grâce à leurs bactéries et leurs champignons, qui organisent le transport des nutriments et maintiennent l'équilibre entre carbone et azote.
Les constituants du sol sont composés d'argile et de minéraux hérités. L'argile provient d'une très lente dégradation des roches. Au fil des temps, les feuillets d'argile, en forme de tétraèdres, se structurent en agrégats qui livrent de nouveaux nutriments aux plantes. La croûte terrestre n'est autre qu'un extraordinaire complexe organo-minéral, amalgame de micro-organismes et de minéraux, au sein duquel les informations circulent, transmises par les champignons et les bactéries : "8 tonnes de poids vif de vie par hectares sur les 30 premiers centimètres", s'émerveille le professeur Daniel Nahon, spécialiste des sols et auteur de L'épuisement de la terre (Odile Jacob, 2008), à l'occasion d'un colloque sur l'usage des sols organisé par Orée à Paris le 16 novembre.
Les sols, peau fragile de la terre
Les sols sont-ils un élément en voie de disparition ? Selon le professeur Nahon, ils sont menacés par l'excès d'irrigation, qui, en Australie et ailleurs, accélère leur salinisation et diminue le débit des fleuves, voire assèche des mers intérieures comme la Mer d'Aral en Russie. Les monocultures réduisent la biodiversité de 40%, les pesticides de 80%. L'agriculture consomme 4 fois l'énergie de l'industrie et 83% de l'eau douce. Les rendements tendent à stagner ou à diminuer : -6% de blé, -4% de maïs au Mexique en 30 ans. La couverture des sols disparaît au rythme de 0,3 à 0,5% par an sous l'effet de l'érosion. Il est temps de cesser de considérer les sols comme des milieux chimiques pour leur rendre leur statut de milieux vivants. Ce qui, en France plus que dans les pays anglo-saxons, suppose un changement des mentalités, souligne l'anthropologue et économiste Jacques Weber, "comme si les interactions du vivant étaient inacceptables au pays de Descartes".
Les 605 millions d'hectares de sols encore disponibles suffiront-ils à nourrir l'humanité pendant des siècles, sur une planète qui enregistre actuellement 2 millions de naissances par semaine ? Pour Gilles Bœuf, président du Muséum d'Histoire naturelle, plutôt que de continuer à consommer de l'espace, il faut garder ces terres en réserve et n'utiliser que les sols déjà occupés en optimisant les rendements et en réduisant la part de l'élevage bovin – la planète compte 1 milliard de vaches. La bonne nouvelle, c'est qu'un sol peut être restauré, comme l'a montré une expérience de plantations de théiers dans la province du Tamil Nadu, en Inde. Et que des techniques de non labeur se diffusent en Amérique du Nord et en Australie, qui permettent de ménager les sols et d'obtenir des rendements à la hausse. L'agriculture urbaine, pratiquée dans de nombreuses villes, est une autre piste, pour créer des espaces tampons voués à l'agriculture autour des villes, voire dans les quartiers.
Des leviers politiques et fiscaux
Sur le front des leviers politiques, l'eurodéputée Sandrine Bélier (Europe écologie - Les Verts) plaide pour que la directive-cadre sur les sols, actuellement en dormance faute d'arbitrages favorables par l'Allemagne et la France, entre enfin en vigueur : "48% des terres de l'Union européenne sont fortement dégradées. La question de fond est : sur quelle terre souhaitons-nous vivre ? Les sols soulèvent des enjeux transversaux - santé publique, ressources en eau, lutte contre l'érosion, puits de carbone. Transfrontières, ils nécessitent une action à la source et concertée".
Comment réhabiliter les sols comme bien commun ? Comment en réguler les différents usages ? Michel Trommeter, directeur de recherche à l'INRA, prône l'identification des services environnementaux dans le sillage du Millenium Ecosystem Assessment et la nécessité de concilier les usages, comme l'a montré l'expérience réussie autour de la source de Vittel dans les Vosges. Pour Emmanuel Mony, président de l'association des entreprises du paysage, le végétal est le grand oublié du Grenelle, alors qu'il s'agit de l'introduire au sein des villes mêmes, afin de les rendre plus résilientes au changement climatique.
Président du rapport très documenté (1) du Centre d'analyse stratégique sur les aides publiques dommageables à la biodiversité paru en octobre dernier, Guillaume Sainteny diagnostique parmi les causes majeures de l'extension des surfaces artificialisées l'extension des zones commerciales et artisanales aux entrées de villes. Le rapport pointe une série d'outils qu'il suffirait d'activer : une taxe sur les surfaces commerciales et une réforme de la fiscalité urbaine, afin de rendre obligatoires des leviers tels que le versement pour sous-densité, qui, pour le moment, sont facultatifs.