Depuis la publication en mai dernier du rapport Pisani-Ferry-Mahfouz pour France Stratégie, plusieurs institutions se sont attelées à compléter ces premières estimations économiques du coût, pour la France, de la transition écologique. En l'espace de quelques jours, entre les 5 et 8 décembre, la Direction générale du trésor (DGT), l'Agence de la transition écologique (Ademe) et la Banque de France ont toutes apporté leur pierre à l'édifice.
La première s'est intéressée aux coûts fiscaux, d'ici à 2030 ou 2050, de la politique budgétaire. La deuxième, quant à elle, s'est focalisée sur l'impact, sur le produit intérieur brut (PIB), des dégâts physiques du réchauffement climatique, mais également des coûts économiques de la stratégie politique à l'horizon 2100. Et la dernière a souhaité, quant à elle, s'attarder sur les effets sur le PIB de diverses perturbations économiques de transition dans les cinq années à venir.
Anticiper les pertes fiscales sur les fossiles
D'après ses premiers calculs (effectués par le biais d'un modèle interne baptisé Mésange), décarboner l'économie française nécessiterait environ 63 milliards d'euros (Md€) supplémentaires d'investissements privés et publics par an d'ici à 2030, par rapport à 2021. Ce qui est sensiblement la même conclusion que le rapport Pisani-Ferry-Mahfouz. Or, parvenir à ce niveau de soutien sans impacter durablement la croissance économique ne se fera pas à fiscalité inchangée. Autrement, « un scénario compatible avec nos objectifs climatiques éroderait les recettes (annuelles) d'accise sur les énergies de 13 Md€, en 2030, et de 30 Md€, en 2050 ». Pour preuve, la DGT estime déjà un écart de 14 Md€ dans le « budget vert » de l'État pour 2024, entre les recettes environnementales attendues (26 Md€) et les dépenses engagées (40 Md€).
La faute au manque à gagner, sur les taxes intérieures de consommation sur les produits énergétiques (TICPE) et le gaz naturel (TICGN), généré par la sortie des énergies fossiles, malgré une légère hausse des gains sur la taxe intérieure à la consommation finale d'électricité (TICFE). En outre, pour la DGT, le niveau actuel de tarification agrégée sur la fiscalité carbone de 83 euros la tonne de CO2 (qui comprend ces taxes ainsi que la composante carbone ou taxe carbone, mais aussi le prix du carbone sur le marché européen) reste « insuffisant pour atteindre les objectifs 2030 et 2050 ». En réaction, Bruno Le Maire, le ministre de l'Économie, s'est déjà positionné, d'une façon ou d'une autre, sur le sujet : « Je souhaite que de manière maintenant systématique, dès qu'il y a une recette carbone, elle soit fléchée vers la transition climatique, et que l'intégralité de la fiscalité sur le carbone revienne à la transition climatique et à l'accompagnement du changement climatique. »
L'administration centrale du Trésor s'est, par ailleurs, focalisée sur la question de la rénovation énergétique des logements. Elle a chiffré les besoins annuels d'investissements supplémentaires de 5 à 15 Md€ entre 2024 et 2030. Limiter ces derniers à 10 Md€ demanderait de focaliser les incitations fiscales (comme une « surcote verte » des logements rénovés) vers les « gestes les plus coût-efficaces », à savoir « une combinaison de rénovations globales de passoires thermiques et, pour le reste, d'installations de pompes à chaleur ». Ce qui correspond aux orientations prises pour les aides de l'Anah en 2024.
Ne pas sous-estimer le temps
De son côté, l'Ademe (2) a souhaité prendre plus de hauteur. Son étude achève le projet Finance ClimAct, cofinancé par la Commission européenne et engagé en décembre 2019 aux côtés de six autres agences, associations et cabinets de conseil. Elle s'articule autour de deux projections employant le modèle macroéconomique interne aux services du ministère de la Transition écologique, ThreeME, et les données du Réseau international des banques centrales pour le verdissement du système financier (NGFS).
En premier lieu, l'Ademe a chiffré le coût, pour le PIB français, des conséquences physiques d'un réchauffement planétaire à + 3,5 °C en 2100 (par rapport à un réchauffement inexistant). Entre le coût pour l'exportation des catastrophes naturelles à l'étranger, la baisse des rendements agricoles nationaux et les coûts directs de la montée du niveau de la mer et des catastrophes en France, les pertes économiques pourraient ainsi se traduire par « plus de 10 points de pourcentage du PIB ». Une évaluation proche de celle de la DGT (- 8 points de PIB pour un réchauffement à + 3 °C), mais « très probablement très sous-estimée » en l'absence de possibilité d'apprécier certains effets indirects comme les migrations climatiques, les coûts de l'adaptation ou de la perte de biodiversité et de ses services écosystémiques.
L'étude de l'Ademe s'attarde, dans un second temps, sur la temporalité des politiques de transition écologique. Pour cela, les experts ont simulé deux « stress-tests », en lien avec les effets physiques établis plus haut et en regard d'une stratégie exemplaire ou « ordonnée » lancée dès 2022 pour atteindre la neutralité carbone (redistribution des recettes de la taxe carbone, rénovation massive, électrification de la mobilité, etc.). Le premier scénario, celui d'une inaction politique totale après 2022, entraînerait une baisse du PIB de 7 points d'ici à 2100 (contre autour de - 0,5 points dans le modèle contrôle). Tandis que le second scénario, caractérisé par une transition « retardée » (politiques actuelles maintenues jusqu'en 2030), provoquerait une perte de 1,5 point de PIB en 2030, puis de 5 points en 2050, avant un retour à la normal vers 2100.
Et de l'avis de l'Ademe, encore en l'absence d'une planification écologique effective, la situation actuelle n'est pas très éloignée du second cas. « Le retard pris dans l'implémentation des mesures nécessaires voue de plus en plus la transition vers la neutralité carbone à être "trop tardive et trop soudaine", ce qui replacerait de fait le scénario retardé comme plus probable à moyen terme – bien que le plus défavorable économiquement. »
Mesurer le poids de chaque décision
Résultat : les impacts directs sur le PIB fluctuent entre - 1,1 à + 1,2 point de PIB (ou - 0,8 à + 0,6 point de pourcentage d'inflation). L'instauration soudaine de limites strictes d'usage des énergies fossiles provoquerait, par exemple, une « déformation sectorielle importante », réduisant drastiquement le PIB en seulement deux ans avant une stabilisation quelques années plus tard. À l'inverse, une hausse rapide des investissements privés grâce à des subventions publiques (prélevées sur une hausse des impôts pour les ménages) conduirait à une hausse de la production et donc du PIB, de l'ordre de 0,8 % (limitée par la baisse du pouvoir d'achat).
À noter qu'en moyenne, entre 2000 et 2019 (sans compter l'année 2009), le PIB français a cru de 1,7 % par an. « Si chaque scénario produit des impacts sur le PIB d'ampleur modérée en comparaison des crises récentes (crise des subprimes de 2008, - 2,9 % ; ou crise sanitaire du Covid-19, - 8,2 %), ces perturbations sont susceptibles de se cumuler ou se succéder, compliquant la conduite des politiques de transition, soulignent les auteurs. Les décideurs économiques ont donc un rôle à jouer pour prévenir ces perturbations ou en minimiser les conséquences – en particulier les banques centrales. »
L'importance d'agir vite
En somme, quel que soit le point de vue privilégié, ces trois travaux s'accordent sur le même constat : la mise en œuvre, le plus tôt possible, d'une planification écologique généralisée est nécessaire pour respecter les objectifs climatiques tout en assurant la solidité de l'économie. De l'avis de la Direction générale du trésor, « l‘atteinte des objectifs de réduction d'émissions adoptés par la France et l'Union européenne implique une transition rapide et profonde de l'économie, qui présente des coûts durant la transition (mais qui), à long terme, sera bénéfique à l'économie et au bien-être par rapport à un scénario de réchauffement non contenu ».
Et en cela, toujours pour la DGT, au-delà d'une vision purement financière, « l'accompagnement des ménages les plus modestes dans la transition (qui consacrent, de fait, une part plus grande à la consommation de biens intensifs en émissions, en particulier au chauffage et au transport) » doit également être considéré aussi bien directement qu'indirectement, « via la politique sociale ».