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La portée universelle de la décision de la Cour constitutionnelle de Karlsruhe du 29 avril 2021

Selon Corinne Lepage, cette nouvelle avancée de la justice climatique marque les esprits par son exigence universelle de respect des obligations de réductions des émissions carbone au regard des libertés et des droits des générations actuelles et futures.

Publié le 04/05/2021

La décision de la Cour constitutionnelle allemande, à propos de la loi relative à la lutte contre le changement climatique, a été saluée par les spécialistes du droit de l’environnement en France comme une décision majeure et ce à juste titre.

En effet elle constitue, après l’arrêt Urgenda aux Pays-Bas[1] et la première étape de l’arrêt Grande-Synthe en France[2], une troisième étape fondamentale mais qui, à la différence des deux précédentes, a une valeur universelle.

Elle constitue tout d’abord, dans la lignée des deux décisions rappelées précédemment, une nouvelle avancée pour ce qu’il est maintenant convenu d’appeler la justice climatique. Rappelons que le rapport publié par le programme des Nations unies le 21 janvier 2021, référençait plus de 1500 procès dans le monde dans cette catégorie et mettait en lumière les nouvelles questions juridiques qui étaient posées, qu’il s’agisse de la recevabilité des recours, des droits de la nature, du contrôle des décisions étatiques ou encore de la liberté des entreprises.

Quelle est la nature de cette avancée ?

Pour la première fois, une cour constitutionnelle se prononce sur la trajectoire des décisions prises par les gouvernements jusqu’en 2050. La sanction prononcée concerne en effet l’absence de précision de quelque nature que ce soit sur les efforts à accomplir après 2030, la loi renvoyant à une décision réglementaire de 2025 le soin d’y apporter les éléments essentiels.

Ensuite le fondement de cette obligation se trouve dans les libertés constitutionnelles, ce qui est tout à fait nouveau. En effet la Cour constitutionnelle allemande considère que « les obligations futures de réduire les émissions concernent pratiquement et potentiellement toute forme de liberté, étant donné qu’actuellement presque toutes les activités humaines génèrent encore des émissions de gaz à effet de serre et que la menace est grande de se voir imposer des restrictions encore plus sévères après 2030. Par conséquent le législateur aurait dû prendre les mesures de précaution destinées à préserver la liberté protégée par les droits fondamentaux et à atténuer ces charges considérables »[3].

Cette justification de l’exigence en termes climatiques par le respect des libertés futures est une innovation distincte de celle retenue par la jurisprudence des Pays-Bas, fondée sur les articles 2 et 8 de la Convention européenne des droits de l’homme, et de celle retenue par le Conseil d’État français, encore plus restreinte, puisqu’elle ne se fonde que sur la stratégie bas-carbone prise comme une application des accords de Paris.

Au passage, on notera que, contrairement à ce qui existe actuellement en France, l’article 20 de la Loi fondamentale allemande consacre l’obligation de protéger le climat et de lutter contre le changement climatique. Mais deux autres droits fondamentaux sont évoqués, à savoir le droit à un avenir digne et le droit à un minimum vital environnemental. On reviendra sur ces deux points.

Une décision très importante dans le cadre de la justice climatique

Tout d’abord, elle admet la recevabilité du citoyen quel qu’il soit, mais rejette celle des associations de défense de l’environnement, dont la Cour considère que la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne ne fonde pas le droit pour agir. Elle conforte la position hollandaise en rappelant que le devoir de protection imposé à l’État par la loi fondamentale, à savoir la protection de la vie et l’intégrité physique, inclut la protection contre les atteintes entraînées par les dégradations de l’environnement, quels qu’en soit les auteurs et quelles qu’en soient les causes. Il inclut le devoir de protéger la vie et la santé humaine contre les dangers climatiques et ils donnent lieu à un devoir de protection objectif même envers les générations futures. Il ajoute que le droit de propriété est également concerné du fait des conséquences du changement climatique sur les biens matériels. Ainsi ce sont en réalité tous les droits fondamentaux qui sont concernés. Ce faisant, la Cour constitutionnelle allemande va beaucoup plus loin que le Conseil d’État français qui a refusé de fonder sa décision sur les articles 2 et 8 de la Convention européenne des droits de l’homme, sur la Charte de l’environnement, ou sur les dispositions constitutionnelles du préambule ; elle va plus loin même que la Cour suprême des Pays-Bas.

La Cour ouvre également de nouvelles perspectives. D’une part, elle considère que si « la lutte contre le changement climatique ne bénéficie pas d’une primauté absolue par rapport à tous les autres intérêts en jeu, mais doit en cas de conflit être conciliée avec d’autres droits et principes garantis par la Constitution », il n’en demeure pas moins que « toute activité susceptible de conduire un dépassement du seuil de température (…) ne pourra être justifiée, que lorsque des conditions strictes sont remplies, par exemple au motif d’une protection des droits fondamentaux ». Et la Cour ajoute que dans ce contexte « l’importance relative de l’exigence de lutter contre le changement climatique continuera d’augmenter au fur et à mesure que le changement climatique progressera ». Autrement dit, avec le temps la question de la primauté donnée à la lutte contre le dérèglement climatique pourra s’imposer.

La Cour juge également, comme l’avait fait la Cour hollandaise, que le fait que les émissions de gaz à effet de serre soient produites également par d’autres États, ne change strictement rien. Bien au contraire il y a une nécessité constitutionnelle pour l’Allemagne « de prendre réellement ses propres mesures dans la lutte contre le changement climatique et de s’abstenir d’action susceptible d’inciter d’autres États à miner la coopération nécessaire ». Il y a donc à cet égard une double obligation mise à la charge de l’État ce qui est tout à fait novateur et original.

 

La Cour a reconnu que la loi déférée est constitutionnelle pour la partie antérieure à 2030, dans la mesure où aucune violation du devoir d’agir avec soin et diligence ne peut être relevée et que même s’il y avait un manquement par rapport au calcul effectué par le conseil allemand d’experts en matière environnementale sur les évaluations de la part du Groupe d'experts intergouvernemental sur l'évolution du climat (GIEC), « le manquement ne serait pas suffisamment sévère pour être censuré dans le cadre d’un contentieux constitutionnel ».

Il en va tout autrement de l’absence de détermination de l’ajustement de la trajectoire de réduction après 2030. Et c’est là que réside bien sûr toute l’innovation de cette décision.

La grande originalité de cette décision : sa portée universelle

L’aspect universel résulte de la référence aux générations futures et à leurs libertés et droits. Ainsi la Cour reconnaît « qu’il n’est pas tolérable de permettre à une certaine génération d’épuiser la majeure partie du budget résiduel de CO2 en ne réduisant les émissions que de façon relativement modérée, si une telle approche a pour effet de faire porter aux générations qui suivent un fardeau écrasant et de confronter ces dernières à une vaste perte de leur liberté. À l’avenir, même des pertes graves de liberté seront susceptibles d’être justifiées au regard du principe de proportionnalité du droit constitutionnel en vue de lutter contre le changement climatique ; c’est justement de ce fait que découle le risque de devoir accepter les pertes substantielles de liberté (…). Le devoir de protection (…) va de pair avec l’impératif de prendre soin des fondements naturels de la vie, d’une manière qui permette de les léguer aux générations futures dans un état qui laisse à ces dernières un choix autre que celui de l’austérité radicale si elles veulent continuer à préserver ces fondements ».

La portée universelle de ces considérations se retrouve doublement dans la Déclaration universelle des droits de l’humanité[4].

En premier lieu au niveau des principes, l’article 4 de la Déclaration précise en effet que « le principe de non-discrimination à raison de l’appartenance à une génération préserve l’humanité, en particulier les générations futures et exige que les activités ou mesures entreprises par les générations présentes n’aient pas pour effet de provoquer ou de perpétuer une réduction excessive des ressources et des choix pour les générations futures ». C’est exactement ce principe qui est ici jugé par la Cour constitutionnelle. Ce principe se retrouve à l’article 2 de la Déclaration selon lequel « le principe de dignité de l’humanité et de ses membres implique la satisfaction de leurs besoins fondamentaux ainsi que la protection de leurs droits intangibles. Chaque génération garantit le respect de ce principe dans le temps ».

Commentant cet article[5], le professeur Bonnet écrit : « L’humanité et la nature étant en péril, le risque sur les conditions de vie de la famille humaine est avéré, ce qui nécessite que des mesures soient prises afin de réduire les effets néfastes des changements climatiques, afin de stopper la perte de biodiversité, la dégradation des terres et des océans qui ont et auront nécessairement des effets sur la condition de vie de l’espèce humaine ». Ainsi pour la première fois dans la jurisprudence, sans bien évidemment qu’il n’y soit fait référence par la décision commentée, ces principes trouvent application.

En second lieu, implicitement mais nécessairement, cette décision met en comparaison les droits et les devoirs des générations présentes et ceux des générations futures. L’article 12 de la Déclaration précise que « les générations présentes, garantes des ressources, des équilibres écologiques, du patrimoine commun, du patrimoine naturel, culturel, matériel et immatériel ont le devoir de faire en sorte que ce legs soit préservé et qu’il en soit fait usage avec prudence, responsabilité et équité ». Madame Catherine Le Bris, commentant cette disposition, rappelle que la prudence inclut à la fois la précaution et la prévention, que la responsabilité et l’équité vont de pair et renvoient au principe de responsabilité commune mais différenciée.

Or la Cour constitutionnelle rappelle « l’exigence découlant du principe de proportionnalité et selon laquelle la réduction des émissions de CO2 imposées par la Constitution (…) en vue de réaliser la neutralité climatique doit avoir lieu avec prévoyance et être répartie dans le temps d’une manière qui ménage les droits fondamentaux ».

Ainsi cette décision de la Cour constitutionnelle allemande est-elle innovante à bien des égards et elle constitue indubitablement un facteur d’accélération de la transformation du droit au-delà même de la justice climatique. Il s’agit en particulier d’une conciliation particulièrement intéressante entre les principes démocratiques de liberté et les exigences de rigueur dans la lutte contre le dérèglement climatique, ces dernières devant être d’autant plus fortes que les libertés futures sont en cause. Espérons  qu’elle inspirera nombre de juridictions et qu’elle permettra à la Déclaration universelle des droits de l’humanité de montrer tout son intérêt comme outil de transformation du droit positif.

[1] NDLR : https://www.dalloz-actualite.fr/flash/suite-et-fin-de-l-affaire-urgenda-une-victoire-pour-climat

[2] Conseil d'État, arrêt du 19 novembre 2020, ville de Grande-Synthe.

[3] NDLR : Succès partiel des recours constitutionnels dirigés contre la loi relative à la lutte contre le changement climatique, communiqué de presse no. 31/2021 du 29 avril 2021 : https://www.bundesverfassungsgericht.de/SharedDocs/Pressemitteilungen/FR/2021/bvg21-031.html

[4] http://droitshumanite.fr/

[5] Cité dans l’ouvrage Déclaration universelle des droits de l'humanité, commentaire article par article, sous la direction de Christian Huglo et Fabrice Picod, Ed. Bruylant, 2018.

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3 Commentaires

Gesc67

Le 05/05/2021 à 15h11

Je pense que cette décision converge vers la declaration des droits de l'homme et des citoyens de 1789 concernant la liberté definie comme consistant à pouvoir faire tout ce qui ne nuit pas à autrui.
Exercer une activité qui impacte notre équilibre environnemental nuit à notre droit de bénéficier de ressources saines (air, eau, aliments).
Cette decisions ne peut que nous réjouir,tout en laissant planer une interrogation quant aux lois qui en découleront et quant à leur application qui ne comporteront que peu d'exceptions (du moins je l'espère).
Cordialement


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Dmg

Le 05/05/2021 à 16h37

bonjour madame,
Dans quelle mesure cet arrêté pourrait-il être opposé à la loi Climat-Résilience, que tous les commentateurs s'accordent à dire très insuffisante ?
Pourquoi les associations sont exclues des personnes pouvant recourir sur la base de cet arrêt ?

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Gabriel Ullmann

Le 09/05/2021 à 7h31

Article remarquable. Merci pour cette explication. On comprend très bien la portée universelle considérable de la Cour constitutionnelle allemande. Le lien entre écologie, équité et liberté ressort également très bien. C'est une novation et une avancée importantes. Tout l'enjeu maintenant est que cette décision serve de référence à bien d'autres institutions juridictionnelles.

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