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AccueilGabriel UllmannAccident LubrizolAccident Lubrizol : le droit d'antériorité détourné par l'administration pour masquer ses déficiences (1/2)

Accident Lubrizol : le droit d'antériorité détourné par l'administration pour masquer ses déficiences (1/2)

Alors que les premières conclusions émergent des différentes enquêtes administratives, Gabriel Ullmann constate que les leçons de l'accident de Lubrizol ne sont pas encore tirées. Pis, il estime que l'administration cherche à masquer ses défaillances.

Publié le 19/03/2020
Actu-Environnement le Mensuel N°401
Cet article a été publié dans Actu-Environnement le Mensuel N°401
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Malgré toutes ses précisions et sa grande utilité, le rapport d'inspection1 du ministère de la Transition écologique sur l'incendie « Lubrizol/NL Logistique » comporte des contre-vérités, des contradictions ou des omissions surprenantes, qui vont toutes dans le sens de préserver la Direction régionale de l'environnement, de l'aménagement et du logement (Dreal) de Normandie et la préfecture de la Seine-Maritime, qui étaient chargées de la surveillance de ces deux sites à Rouen. Détaillons ici le fait de faire indûment bénéficier NL Logistique du droit d'antériorité, alors que l'administration sait pertinemment qu'il n'en est rien.

L'incendie de grande ampleur, survenu dans la nuit du 25 au 26 septembre 2019 à Rouen, a détruit près de 10 000 tonnes de produits chimiques sur les sites des entreprises mitoyennes Lubrizol et NL Logistique. Cette dernière stockait pour moitié de sa capacité des produits… de Lubrizol, sans que plus de 30 inspections du site par la DREAL, de 2013 à 2019, n'aient permis de s'en rendre compte. Notons que si les auteurs du rapport soulignent l'importance numérique de cette inspection (p.15), ils se gardent d'en analyser le fiasco. Aucune recommandation sur la qualité des inspections, sur la nécessité de les rendre plus efficaces et plus indépendantes. En termes d'objectif, il faut « donner à l'inspection des installations classées des objectifs ambitieux de renforcement de (…) sa communication2 spécifique » (recommandation 11).

Le droit d'antériorité ou le bénéfice des droits acquis

La loi du 19 décembre 1917 relative aux établissements dangereux, insalubres ou incommodes, exonérait déjà d'autorisation ou de déclaration les établissements existant antérieurement aux réglementations d'administration publique qui avaient classé leurs activités, tout en les soumettant à la surveillance de l'inspection des établissements classés (art. 27).

À sa suite, la loi du 19 juillet 1976 sur les installations classées pour la protection de l'environnement (ICPE) a repris cette disposition relative au droit d'antériorité, mais en l'appliquant de plus en plus très largement. À l'origine, ce droit permettait à l'exploitant d'une installation de poursuivre son activité dans les conditions qui lui étaient antérieurement applicables, même lorsque cette activité fait l'objet d'une modification de son classement au sein de la nomenclature des installations classées ou lorsqu'elle devient classée (art. 16).

Si le droit d'antériorité a pour objet d'assurer la sécurité juridique de l'exploitant qui se trouve soumis à des circonstances nouvelles, à la suite d'une évolution du droit, il s'agit là d'un droit exceptionnel, qui déroge largement au droit commun et qui est d'ailleurs contraire au droit européen.

Un droit sans cesse élargi aux bénéfices des exploitants… devenant de plus en plus illégal

Prescrit par l'article L 513-13, le droit d'antériorité se déclinait comme suit jusqu'en juillet 2013 : « Les installations qui, après avoir été régulièrement mises en service, sont soumises, en vertu d'un décret relatif à la nomenclature des installations classées, à autorisation, à enregistrement ou à déclaration, peuvent continuer à fonctionner sans cette autorisation, cet enregistrement ou cette déclaration, à la seule condition que l'exploitant se soit déjà fait connaître du préfet ou se fasse connaître de lui dans l'année suivant l'entrée en vigueur du décret. »

Depuis lors, la loi DDAUE du 16 juillet 2013 a encore considérablement, et irrégulièrement, étendu le bénéfice des droits acquis en l'appliquant également au changement de classification de dangerosité des produits (second alinéa ajouté à l'article L. 513-1) : « Le premier alinéa s'applique également lorsque l'origine du changement de classement de l'installation est un changement de classification de dangerosité d'une substance, d'un mélange ou d'un produit utilisés ou stockés dans l'installation. Le délai d'un an est, dans ce cas, calculé à partir de la date d'entrée en vigueur de ce changement de classification ».

À la suite de l'importante modification des classifications de produits qui a été opérée dans le même temps, grâce à cette loi, plusieurs activités et établissements ont été exclus du champ de la directive Seveso. Les auteurs du rapport d'inspection précité, dans le chapitre consacré à « une application extensive (sic) des principes d'antériorité », le reconnaissent, mais en se gardant bien d'en faire une recommandation, comme pour d'autres sujets sensibles : « Peut-on faire bénéficier du droit d'antériorité les établissements soumis à la directive Seveso III ? Si la directive prévoit un échéancier de mise en conformité des établissements existants, différenciés selon qu'ils étaient ou non soumis à la directive Seveso II, elle ne prévoit pas de soustraire à terme ces établissements aux règles de la directive Seveso III ? » (p.33).

En vertu de l'article R. 513-2, le préfet peut notamment prescrire de nombreuses mesures aux installations fonctionnant au bénéfice des droits acquis. Toutefois, « ces mesures ne peuvent entraîner de modifications importantes touchant le gros-œuvre de l'installation ou des changements considérables dans son mode d'exploitation », sauf « si l'exploitation a été interrompue pendant deux années consécutives, ou si l'installation se trouve dans les cas prévus aux articles R. 512-33, R. 512-46-23, R. 512-54 et R. 512-70 ».

Ainsi, jusqu'à l'intervention du décret n°2017-81 du 26 janvier 2017 relatif à l'autorisation environnementale, le préfet pouvait prendre des mesures qui pouvaient entraîner des modifications importantes touchant le gros-œuvre de l'installation ou des changements considérables dans son mode d'exploitation, respectivement dans les cas d'un transfert d'une installation soumise à autorisation, à enregistrement ou à déclaration sur un autre emplacement, ou de toute modification apportée par l'exploitant à l'installation, à son mode d'utilisation ou à son voisinage entraînant un changement notable (R. 512-33, R. 512-46-23, R. 512-54). Il en est de même à l'occasion de la « remise en service d'une installation momentanément hors d'usage par suite d'un incendie, d'une explosion ou de tout autre accident résultant de l'exploitation » (R. 512-70).

Puis, nouvelle régression, le décret du 26 janvier 2017 a supprimé l'article R. 512-33 visant les ICPE soumises à autorisation. Ce qui signifie que pour les installations considérées comme les plus dangereuses ou les plus polluantes, dans le cadre du droit d'antériorité, le préfet ne peut plus imposer de modifications importantes touchant le gros-œuvre de l'installation ou des changements considérables dans son mode d'exploitation…

Sans souligner ce fait, le rapport d'inspection précité pose une bonne question : « L'impossibilité de prescrire des interventions sur le gros-œuvre (article R. 513-2 du code de l'environnement) ne souffre-t-elle pas d'exception lorsque la sécurité publique est en jeu, en particulier lorsque l'étude de dangers fait apparaître un risque inacceptable ? ». Il précise même dans une note que : « Plus généralement, la mission a recherché, sans en trouver, d'application du droit d'antériorité ou du principe d'exemption de prescriptions sur le gros-œuvre pour les établissements existants en droit européen de l'environnement (…) il s'agit également (sic) d'une exception dans le droit français » (p.33).

Mais, dans leur recommandation 3 qui suit aussitôt, les rapporteurs, comme pour bien d'autres questions essentielles, non seulement évitent de remettre en cause cet état de fait mais le cautionnent : « Compléter l'article R. 513-2 en demandant la production d'une expertise aux établissements bénéficiant du droit d'antériorité, démontrant que l'exploitation peut se poursuivre sans risque significatif pour l'environnement et les populations, éventuellement avec des mesures complémentaires de prévention n'engageant pas le gros-œuvre des bâtiments ». Cela se passe de tout autre commentaire.

Le droit d'antériorité : un privilège d'exception

Le professeur Michel Prieur souligne combien les installations classées bénéficient « d'un privilège exorbitant du droit commun en matière de police, celui de pouvoir continuer à fonctionner sur la base d'un droit acquis d'antériorité par rapport à la loi nouvelle. Ces prétendus droits acquis sont autant de droits acquis à nuire ». De même, en ce qui concerne l'absence d'application de prescriptions nouvelles aux installations existantes : « Il reste pour le moins étonnant que les mesures de police dans le domaine des pollutions industrielles ne s'imposent pas immédiatement à toutes les situations existantes, conformément au principe normalement applicable en matière de police, selon lequel on ne peut exciper de droits acquis pour s'opposer à une mesure de police4 ».

Les auteurs du rapport d'inspection justifient le fait de maintenir des droits acquis par le « principe de non-rétroactivité des lois » (p.32). Ignorent-ils que ce privilège n'a rien à voir avec ce principe ? S'il en était ainsi, ce droit s'appliquerait aux mises aux normes des ascenseurs, des véhicules, des équipements, des machines, des bâtiments, etc. Tout l'existant échapperait de la sorte aux mises aux normes. Ce qui est très loin d'être le cas.

D'ailleurs, le rapporteur sur le projet de loi DDAUE précitée, le député Plisson, reconnaissait et assumait ce droit d'exception : « En droit des ICPE, ce principe d'antériorité est un régime exceptionnel (sic) mis en place afin de protéger des situations existantes et légalement constituées ». En conséquence, il considérait l'extension de ce principe aux installations Seveso comme « bienvenue, en cohérence avec les principes généraux du droit des ICPE qui n'appelle donc pas, de [son] point de vue, de commentaires particuliers5 ».

Lire le 2e volet de cet article

Avis d'expert proposé par Gabriel Ullmann, Docteur-ingénieur chimiste, docteur en droit, expert auprès des tribunaux pour les pollutions et les nuisances, ancien membre du Conseil supérieur des installations classées

1 Télécharger le rapport d'inspection
https://www.actu-environnement.com/media/pdf/news-35172-rapport-cle27.pdf

2 En matière de communication, les rapporteurs n'ont pas jugé utile d'auditionner, en ce qui concerne la cause du sinistre : aucun des quatre employés du sous-traitant Netman qui étaient présents sur le site lors de l'accident, et qui opéraient régulièrement dans les bâtiments incendiés A4 et A5. Pas le moindre salarié de Lubrizol et de NL Logistique, pas de représentants du personnel, aucun membre des comités social et économique de ces entreprises (qui comprennent les anciens comités d'hygiène, de sécurité et des conditions de travail, CHSCT) qui ont pu avoir des informations internes précieuses. En ce qui concerne le volet « information et communication » de crise et post-accident, notamment auprès des tiers, parmi les 34 personnes entendues : pas un seul riverain, pas une seule association, pas le moindre élu. Impasse totale sur la population et leurs représentants, alors qu'il s'agissait de mieux les informer…
3 Tous les articles visés relèvent du code de l'environnement
4 ''Droit de l'environnement'', Dalloz, 6e édition, 2011, pp. 565 et 566
5 P. PLISSON, Assemblée Nationale, rapport n° 913, enregistré le 10 avril 2013

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8 Commentaires

Albatros

Le 20/03/2020 à 12h36

Bonjour. Il me semble que vous faites bien de mentionner que "Les points de vue exprimés dans la rubrique avis d'expert n'engagent que leurs auteurs et ne constituent pas une prise de position ou un soutien de la rédaction d'Actu-environnement".
Il est copieux, le camarade Docteur-Ingénieur en tout et davantage !

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Sirius

Le 20/03/2020 à 12h51

Cet article met , une fois de plus , en évidence l'incurie gouvernementale en matière de protection de notre cadre de vie .On s'interroge sur cette déficience ,à le fois intellectuelle ,morale et civique .

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Pégase

Le 20/03/2020 à 22h32

Les services de l'Etat ne se trompent JAMAIS, c'est un fait que tout un chacun se doit d'intégrer et de reconnaître. C'en est presque comme l'infaillibilité papale ! Seuls les faits qui ne sont pas conformes aux prévisionnels et procédures portent toute la responsabilité d'un éventuel échec. Non mais !
De même, à l'occasion d'une nouvelle réforme ou directive, rien de ce qui prévalait auparavant telle une vérité d'évangile n'a existé.

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Lili64

Le 23/03/2020 à 14h50

Critiquer, dénigrer, discréditer, accuser ; tout est à charge. C’est facile lorsque l’accident est arrivé ; oui il y eu négligence, le risque zéro n’existe pas. C’est qui la « DREAL » ? ce sont des hommes et des femmes. Combien de fois, ont-ils permis d’éviter un accident ? Il est si parfait, si droit, si juste, si chevronné Monsieur Docteur-ingénieur chimiste, docteur en droit, expert ?

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Albatros

Le 24/03/2020 à 14h10

Merci Lili64. Votre intervention est tout à fait pertinente. La perfection et le rigorisme de ce Monsieur-Je-Sais-Tout est assez pénible, en effet...
Sincères salutations.

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Pégase

Le 24/03/2020 à 15h11

@ Lili64 : si nous sommes vous et moi d'accord que le risque zéro n'existe pas en ce bas monde, il en va néanmoins de la responsabilité de chaque maillon de la chaîne de contrôle de s'assurer que tout a bien été mis en oeuvre pour tendre vers cette "impérieuse nécessité" (en langage techno). Or, dans le cas présent, M. ULLMAN démontre parfaitement que cela n'a pas été le cas. Un accident aussi grave ne devait tout simplement pas arriver et les lacunes dans l'application de la règlementation en vigueur, notamment du fait de la DREAL, ont contribué à le rendre possible. On ne peut pas non plus tout à fait considérer une ICPE comme Lubrizol tel qu'un gentil commerce de bouche du quartier...
On a là avec cet incendie extrêmement polluant un exemple limpide de ce qui nous pend au nez un peu partout en France avec la simplification administrative voulue par nos gouvernants et les industriels, au détriment bien évidemment de la culture du risque, de la sécurité et de la santé des riverains des ICPE et de l'environnement.

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Lili64

Le 24/03/2020 à 17h22

La simplification administrative n'a rien à voir avec le respect des exigences réglementaires ; celles-ci sont prescrites dans l'arrêté préfectoral d'autorisation d'exploiter, dans l'étude de dangers qui est opposable à l'exploitant, dans les arrêtés ministériels dont notamment ceux du 26 mai 2014, des 4 et 6 octobre 2010. Il faut les respecter. Un récolement précis de chacune de ces exigences au regard de l'exploitation de ces entrepôts identifierait les écarts et les lacunes. Nous avons en France une réglementation robuste et contraignante ; il faut strictement la respecter. C'est de la responsabilité de l'exploitant.

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Pégase

Le 24/03/2020 à 18h10

La responsabilité de tout exploitant soumis à des contraintes juridiques ne s'exerce pas bien longtemps sans la crainte du contrôle administratif et de sanctions. Hors période de crise, les préfets sont rarement d'une très grande sévérité administrative à l'égard des entreprises qui génèrent de la croissance, quand bien même elles ont une activité à risque. Ils ont même plutôt tendance à être très compréhensifs quant au respect au rabais des prescriptions des arrêtés préfectoral qu'ils ont parfois eux-mêmes paraphés...
La simplification administrative en cours va seulement entériner ces mauvaises habitudes.

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