
D'abord le nombre de barils/jour nécessaire pour alimenter cette soif énergétique devrait atteindre 116 millions dans un quart de siècle, contre 84 millions de barils/jour en 2006. Or, il est plus qu'improbable d'y parvenir. Lester Brown* estime que sur les trois principaux pays producteurs de pétrole, 15 ont atteint leur pic de production et huit sont en croissance dont l'Arabie Saoudite pour laquelle de très fortes réserves pèsent sur la capacité de production supplémentaire. Au mieux, on pourrait éviter une réduction de la production globale à la condition qu'aucun des huit pays n'atteigne lui-même son pic dans l'immédiat. Certains estiment que le pic a été atteint fin 2005 ou qu'il le sera cette année. Quoi qu'il en soit, dans ces conditions, le prix ne peut que monter jusqu'à ce qu'un substitut au pétrole soit trouvé.
En second lieu, la question du climat oblige à intégrer les coûts externes, tout d'abord pour réduire les quantités produites de CO2 - c'est la taxe carbone - puis pour encourager l'efficacité énergétique et la réduction de la consommation. Cela conduit à réfléchir de manière différenciée sur la taxation carbone d'une part et la taxation de la consommation énergétique d'autre part. Certains pays ont choisi de taxer l'énergie comme l'Autriche ou les Pays-Bas, d'autres le CO2 comme le Danemark, l'Allemagne ou la Norvège voire les deux comme la Finlande.
De toute façon, énergétique ou CO2, l'une et l'autre s'appliquent évidemment au pétrole. Ces taxes s'ajoutant au prix du marché, le prix global supporté par le consommateur ne peut donc que s'élever. Le centre international d'évaluation technologique a calculé le coût réel de l'essence incorporant les remises d'un pôle industrie pétrolière, les coûts liés à la protection des approvisionnements, les subventions à l'industrie pétrolière et les coûts médicaux du traitement des maladies respiratoires liées aux gaz d'échappement. Le montant total de ces coûts indirects en 2005 aux États-Unis s'élève à 2,35 $, somme qui devrait s'ajouter au prix du litre à la pompe, à savoir seulement 53 cents, portant ainsi le prix réel du litre d'essence à 2,88 $ !
Dès lors, la question n'est pas tant celle du prix de l'essence que de l'affectation de la rente pétrolière.
Tout d'abord, s'agissant des bénéfices des sociétés pétrolières, Rex Tillerson, président d'Exxon s'exprimait dans ''The Economist'' (cité par Yves Seguin dans ''Le journal de Montréal'' du 1er juin 2006) de la manière suivante : « la stratégie de la société Exxon est fort simple et c'est la même depuis 12 ans : investir le moins possible, dépenser le moins possible et opérer comme si le prix du brut allait tomber demain au plus bas ».
En 1999, les plus grandes compagnies pétrolières mondiales ont affiché un profit net consolidé de 25 milliards de dollars à comparer avec un bénéfice net global de 121 milliards de dollars en 2006, soit une augmentation de 384 % au cours des quatre dernières années ; leur profit est passé de 29 milliards de dollars en 2002 à 121 milliards de dollars en 2006, soit une augmentation de 92 milliards de dollars ou 317 %.
Entre 1999 et 2002, les 5 multinationales américaines ont engrangé des profits de 144 milliards de dollars, soit une moyenne annuelle de 36 milliards de dollars, à rapprocher avec des bénéfices nets de 375 milliards de dollars et une moyenne annuelle de 58 milliards, ce qui représente une augmentation de 94 milliards de dollars pour les exercices allant de 2003 à 2006 et en pourcentage de 161 %.
Si l'on s'intéresse au taux de rendement après impôt versé des actionnaires et réalisé par les cinq plus grandes compagnies pétrolières mondiales, Exxon, Shell, BP-Amoco, Chevron Texaco et ConocoPhillips, les rendements sont compris entre 20 et 30 % l'an durant cette période avec un taux de rendement extravagant de 34 et 35 % pour Exxon pour les années 2005 et 2006. Ces taux de rendement astronomiques n'ont pas empêché les gouvernements d'accorder des milliards de dollars en subvention, en baisses d'impôts et taxes de toutes sortes.
Au cours des huit dernières années, les cinq plus grandes entreprises pétrolières mondiales ont versé à leurs actionnaires 327 milliards de dollars sous forme de dividendes et de rachat d'actions. Cette somme aurait permis de construire, en Amérique du Nord, 109 raffineries ou encore de réaliser des investissements massifs dans les énergies renouvelables. 63 % des profits nets ont donc été versés aux actionnaires, 188 milliards sous forme de dividendes et 139 milliards sous forme de rachat d'actions.
De plus, les multinationales ont acheté pour 111 milliards de dollars leurs propres actions en huit ans et ce, afin d'accentuer un contrôle oligopolistique et de diminuer l'offre. Ces politiques n'ont non seulement créé aucune richesse collective mais la multiplication des fusions a engendré une réduction de l'emploi, la fermeture d'usines et de raffineries.
Exxon a versé, en 2005, 7 milliards de dollars en dividendes et 18 milliards en rachat d'actions ; en 2006, le score a été dépassé et ce sont 8 milliards de dividendes et 25 milliards de rachats d'actions soit 58 milliards qui ont été versés aux actionnaires en deux ans qui n'ont donc pas été consacrés à l'investissement et à la création d'emplois.
Quant à BP Amoco, elle a réalisé un profit net de 22 milliards en 2006 et versé 23 milliards à ses actionnaires soit 103 % des bénéfices nets. En huit ans, elle a distribué 85 milliards de dollars ou 81 % de ses profits nets à ses actionnaires.
Mais, ces cinq sociétés pétrolières ne sont pas les seules. Gazprom (compagnie gazière Russe) a annoncé qu'il avait doublé son bénéfice net sur les neuf premiers mois de l'année 2006 pour les porter à 13,43 milliards d'euros soit une augmentation de 96,72 %. Pour l'année 2006, Total annonce un bénéfice record de plus de 12,6 milliards d'euros et un chiffre d'affaires de 153,80 milliards de dollars. Cette situation ne peut évidemment pas rester sans réponse de la part des États dans la mesure où il s'agit bien d'un enrichissement sans cause, non seulement d'une pure spéculation, mais encore d'une politique directement contraire aux intérêts collectifs. En conséquence, la question devrait être très clairement posée au niveau international et a minima au niveau communautaire et national d'un prélèvement de ces superbénéfices de manière précisément à financer des solutions immédiates et à moyen terme de substitution au pétrole, qu'il s'agisse des économies d'énergie ou des énergies alternatives.
Mais la question doit également être posée au niveau des bénéfices tirés par les États de la montée du prix du pétrole grâce à des taxes qui comme la TIPP sont assises sur le cours du pétrole lui-même. Du reste, avant même de poser cette question, celle du maintien de subventions publiques aux hydrocarbures doit être définitivement tranchée. Il est en effet totalement inadmissible que ce financement perdure. Or, entre 1995 et 2001, dans l'Europe des 15, les subventions attribuées aux secteurs énergétiques ont représenté 125 milliards d'euros. En 2001, 21 milliards ont été versés pour les ressources fossiles. Aux Etats-Unis, l'industrie pétrolière et gazière a touché 26 milliards de dollars au cours des 10 dernières années. Et, si la France a arrêté de subventionner le charbon, elle continue à subventionner le pétrole à hauteur de 15 % du budget de la recherche énergétique. Il est évident que toutes ces sommes doivent être soustraites aux hydrocarbures pour être affectées en totalité aux énergies renouvelables.
S'agissant de la TIPP et plus largement de taxes perçues sur l'essence et fonction de son prix, il n'est pas légitime que l'État n'utilise pas, au moins le surplus lié à la hausse du prix de l'essence, au financement de solutions immédiates et à moyen terme pour les citoyens et les activités économiques. Si, effectivement, la nécessité d'internaliser les coûts liés à la pollution atmosphérique et au changement climatique justifie pleinement que le montant de la TIPP ne soit pas changé, la contrepartie doit en être l'affectation à un fonds permettant de financer des prêts à taux zéro pour permettre aux ménages les plus modestes d'acquérir des véhicules sobres et de financer des travaux d'économie d'énergie. Ces sommes pourraient également être allouées à un fonds pour les PME et les professions directement confrontées à la hausse du prix du fioul pour leur permettre leur reconversion écologique. Enfin, bien sûr, le financement des transports alternatifs, tramways, tram-trains, voies de circulation douce dédiées devrait bénéficier de sommes supplémentaires issues précisément de la TIPP. Cette reconversion des crédits publics d'une part et cette affectation d'autre part auraient un triple intérêt :
• Améliorer immédiatement le financement de certains outils de sortie progressive du pétrole,
• Légitimer la ponction qu'opère l'État sur les consommateurs et les activités économiques par une sorte de redistribution pédagogique et efficace,
• Faire comprendre au grand public ce qu'est l'internalisation des coûts externes de manière à progressivement pouvoir changer les bases de la comptabilité publique, les critères de choix des décisions publiques et privées et d'opérer ainsi le grand virage auquel il est désormais évident que nous ne saurions échapper.
Corinne LEPAGE
Avocate, ancien Ministre de l'Environnement, Présidente de Cap21.
Les Chroniques de Corinne Lepage et Yves Cochet sont publiées tous les mois et en alternance, sur Actu-Environnement.
* Lester R. Brown est l'un des pionniers du Développement Durable. Il a fondé le Worldwatch Institute en 1974, et le Earth Policy Institute en 2001.