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Droits des générations futures : une réflexion prospective sous les auspices des forces imaginantes du droit

Le recours à la notion de générations futures est de plus en plus souvent mobilisé dans les contentieux environnementaux nationaux et internationaux. Se développe aussi un mouvement institutionnel pour donner une représentation aux générations futures.

DROIT  |  Étude  |  Gouvernance  |  
Droit de l'Environnement N°323
Cet article a été publié dans Droit de l'Environnement N°323
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Droits des générations futures : une réflexion prospective sous les auspices des forces imaginantes du droit
Sonya Djemni-Wagner
Magistrate, inspectrice générale de la Justice, déléguée générale au développement stratégique de l'Institut des études et de la recherche sur le droit et la justice
   

L'Institut des études et de la recherche sur le droit et la justice (IERDJ), fondé en janvier 2022, développe, dans son activité de laboratoire d'idées, une réflexion juridique prospective centrée notamment sur l'office du juge, la place des professionnels du droit et de la société civile. Il vient de publier une étude sur le(s) droit(s) des générations futures, qu'il a identifiés comme une question infusant à bas bruit en particulier s'agissant du contentieux environnemental (1) .

Au tournant des années 2020, plusieurs initiatives internationales et décisions juridictionnelles marquantes s'appuient sur la notion de générations futures et en soulignent l'actualité.

Lors du Sommet de l'avenir des Nations unies, en septembre 2024, devrait être présentée une « Déclaration sur les générations futures », proposée par le secrétaire général dans un rapport de 2021 (2) .

À l'initiative du Vanuatu, l'Assemblée générale de l'Organisation des Nations unies (AGNU) a adopté, le 29 mars dernier, une résolution soutenue par plus de 130 États visant à faire clarifier par la Cour internationale de justice (CIJ) les « obligations » des États dans la lutte contre le changement climatique. La CIJ devra répondre à la question des « obligations qui incombent aux États » dans la protection du système climatique, « pour les générations présentes et futures ».

En mars 2021, le tribunal constitutionnel fédéral de Karlsruhe a censuré la loi allemande sur la protection du climat notamment sur le fondement de l'article 20a de la Constitution, relatif aux responsabilités de l'État à l'égard des générations futures. Plus récemment, le Conseil constitutionnel français a lui aussi pris appui sur la notion de générations futures, présente dans le préambule de la Charte de l'environnement, dans sa décision du 12 août 2022 (3) .

Durant l'année 2023, la Cour européenne des Droits de l'homme (CEDH) devrait quant à elle tenir plusieurs audiences de grande chambre et rendre plusieurs arrêts décisifs sur des saisines s'appuyant notamment sur cette notion.

Qu'exprime ce recours à la notion de générations futures ?

Il est évident que les générations futures mobilisent. Leur puissance évocatrice semble s'être imposée, quel que soit le continent concerné, depuis le milieu du XXème siècle. À la fin de la Seconde guerre mondiale, la communauté internationale exprime sa détermination à préserver le devenir de l'humanité, en l'inscrivant dans le préambule de la Charte des Nations unies en 1945 (« Nous, Peuples des Nations unies, [sommes] résolus à préserver les générations futures du fléau de la guerre »). Désormais, et depuis les années 1970, l'inquiétude pour la préservation de l'espèce humaine se cristallise autour des questions écologiques, en lien avec le risque d'inhabitabilité de la planète.

Au début du XXIème siècle, un phénomène nouveau survient : la notion de générations futures fait l'objet d'une mobilisation croissante dans les contentieux environnementaux. Les juges, quel que soit le contentieux concerné (constitutionnel, civil, administratif, voire pénal) ou leur niveau (national, régional ou international), sont saisis par une partie de la société civile qui, frustrée des lacunes dans l'action des gouvernements face à l'urgence environnementale, utilise l'arme du droit. Des juridictions sud-américaines et asiatiques ont ouvert la voie dans des décisions audacieuses. Les juges européens, notamment, leur emboîtent le pas et donnent à des dispositions dont la portée pouvait sembler essentiellement symbolique des effets contraignants concrets.

Dans le même temps, des projets de réforme, qui parfois aboutissent, visent à faire exister politiquement les générations futures et à leur donner une représentation institutionnelle.

Processus institutionnel et processus contentieux sont liés, comme le sont les actions au niveau national et au niveau international. Tous expriment la nécessité non seulement de prendre urgemment en compte le long terme mais d'ancrer solidement la préoccupation pour l'avenir dans le temps présent car « nous sommes déjà les générations futures » (4)

I. Représenter institutionnellement les générations futures

1. Une initiative de l'ONU : le Sommet de l'avenir en 2024

À l'occasion du 75ème anniversaire des Nations unies, en 2020, au cœur de l'épidémie de Covid-19, les États membres ont affirmé leur volonté de s'engager à « renforcer la gouvernance mondiale dans l'intérêt de la génération actuelle et des générations futures », et ont demandé au Secrétaire général de leur faire des propositions à cette fin. En septembre 2021, le Secrétaire général a publié un rapport (5) dans lequel il appelle « à envisager des mesures visant expressément à assurer la prise en compte des intérêts des générations futures dans les procédures de décision nationales et mondiales » et envisage notamment une déclaration sur les générations futures, qui « pourrait (6) venir préciser les obligations à l'égard des générations futures et prévoir un mécanisme permettant de mettre en commun les bonnes pratiques et de rendre compte de la façon dont les systèmes de gouvernance s'occupent des problèmes à long terme ». Il a appelé à la tenue d'un Sommet de l'avenir, qui se tiendra en septembre 2024.

Après avoir consulté les États membres et recueilli les contributions de parties prenantes de la société civile, les rédacteurs désignés par le président de l'AGNU ont présenté, en septembre 2022, un document de travail proposant notamment : la création de nouvelles institutions ou de représentants des générations futures et l'intégration des intérêts des générations futures dans les systèmes judiciaires nationaux et internationaux.

Concernant de la création de nouvelles institutions, il s'agit de modifier les équilibres, notamment constitutionnel, pour y intégrer les impératifs des moyen et long termes.

Il est préconisé que les États membres inscrivent dans leurs Constitutions et leur droit interne les obligations à l'égard des générations futures. De fait, comme le souligne l'étude de l'IERDJ, un grand nombre d'États l'a déjà fait. Selon la façon de décompter on estime que 50 à 80 Constitutions comprennent des dispositions relatives aux générations futures.

2. Au niveau national, les générations futures se fraient une place dans les Constitutions

En France, la Charte de l'environnement a intégré le bloc constitutionnel en 2005. La Charte, constituée d'un préambule et de dix articles, constitutionnalise les grands principes du droit de l'environnement : développement durable, prévention, précaution, information, participation, pollueur-payeur. Les considérants qui ouvrent le texte évoquent l'humanité entière. Il y est question d'« existence même de l'humanité » et de « patrimoine commun des êtres humains ». Le dernier est ainsi rédigé : « Qu'afin d'assurer un développement durable, les choix destinés à répondre aux besoins du présent ne doivent pas compromettre la capacité des générations futures et des autres peuples à satisfaire leurs propres besoins ».

La nécessaire préservation de la nature et les notions de générations futures et de long terme sont répandues dans un grand nombre de Constitutions de toutes les régions du monde, la France ne faisant pas figure de pionnière.

On peut signaler la récente réforme de la Constitution italienne, intervenue le 22 février 2022, qui introduit un nouvel alinéa à l'article 9 : « [la République] protège l'environnement, la biodiversité et les écosystèmes, également dans l'intérêt des générations futures. La loi de l'État discipline les modalités et les formes de protection des animaux. »

Il peut être relevé que la Charte des droits fondamentaux de l'Union européenne, après avoir réaffirmé « les droits qui résultent notamment des traditions constitutionnelles et des obligations internationales communes aux États membres, de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'Homme et des libertés fondamentales, des Chartes sociales adoptées par l'Union et par le Conseil de l'Europe, ainsi que de la jurisprudence de la Cour de justice de l'Union européenne et de la Cour européenne des droits de l'Homme », précise que « la jouissance de ces droits entraîne des responsabilités et des devoirs tant à l'égard d'autrui qu'à l'égard de la communauté humaine et des générations futures ».

3. Des représentants pour les générations futures ?

Souhaitant aller plus loin et introduire dans les institutions elles-mêmes la préoccupation pour le temps long, des projets, inaboutis en France, ont tenté de créer des pouvoirs nouveaux ou de réformer les pouvoirs existants.

On rappellera qu'en France, un Conseil pour les droits des générations futures avait été créé et installé, en juin 1993, par le président de la République, auprès duquel il était placé. Composé de neuf membres, il a surtout marqué par la personnalité de Jacques-Yves Cousteau qui en assurait la présidence. Ce conseil pouvait être saisi par les membres du Gouvernement, les présidents des assemblées parlementaires et les associations de protection de l'environnement agréées sur le plan national. Après la reprise des essais nucléaires par la France dans le Pacifique, Jacques-Yves Cousteau a présenté sa démission au président de la République le 4 septembre 1995. Entre sa création et 1995, le Conseil a émis des avis sur diverses questions et lancé un appel à l'Unesco (7) pour les droits des générations futures. Il n'a pas été remplacé depuis et ne s'est plus réuni bien que le décret n'ait pas été abrogé.

Allant au-delà, des propositions concernant une « Assemblée du futur », se rapprochant d'une chambre parlementaire, ont été présentées et, dans une certaine mesure, reprises par le pouvoir exécutif. Les politistes Bastien François et Yves Sintomer, de même que le philosophe Dominique Bourg, plaident pour une « chambre du futur », disposant d'un droit de veto suspensif qui obligeraient les deux autres chambres à rediscuter les projets ou propositions de loi si ceux-ci ne prennent pas assez en compte un intérêt général étendu aux générations futures. Le président de la République a annoncé devant le Parlement réuni en Congrès à Versailles, le 3 juillet 2017, la transformation du Conseil économique, social et environnemental (Cese) en chambre du futur, sans que ce projet n'aboutisse.

Plus récemment, l'institution possible d'une sorte d'ombudsman est apparue dans les débats en France, proposée par la Convention citoyenne pour le climat. Le Premier ministre a saisi une parlementaire d'une mission (8) , qui a rendu son rapport en 2021. Elle préconise la création d'un Défenseur de l'environnement et des générations futures, chargé de garantir le respect de la préservation de l'environnement et de la diversité biologique et de la lutte contre le changement climatique ainsi que des droits et devoirs énoncés par la Charte de l'environnement, dont les missions s'inspirent directement de celle du Défenseur des droits.

Une note de la fondation Terra Nova, intitulée « Pour une justice civile et civique », reprend cette idée mais en la plaçant dans un contexte d'emblée européen, sous l'égide du Conseil de l'Europe. Cette proposition s'inscrit dans la lignée des projets de protocole à la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'Homme.

II. Une justice pour les générations futures ?

Les juridictions nationales font une place de plus en plus grande aux intérêts des générations futures, tout particulièrement lorsqu'elles sont saisies de questions environnementales ou liées au changement climatique. Ces contentieux sont loin de se concentrer dans les pays anglo-saxons, notamment les États-Unis, volontiers perçus comme des territoires favorables aux procès en tous genre. Ils concernent toutes les zones géographiques. La France ne fait pas exception. Après avoir suscité l'étonnement et le scepticisme, ils attirent l'attention des médias, des citoyens, des juristes, d'autant plus que les juges accueillent les demandes des plaideurs et y répondent parfois de façon favorable, dans de retentissantes décisions.

D'un point de vue juridique, on relève que ces contentieux s'appuient sur les accords internationaux conclus par les États, auxquels sont conférés une force contraignante qui n'allait pas de soi, au premier chef sur l'Accord de Paris. Les requérants arguent également du fait qu'en ne respectant pas les engagements qu'ils se sont imposés, les États violent leurs droits fondamentaux, notamment leurs droits à la vie et à la santé. D'autres types de procès mettent en cause la responsabilité des entreprises, en particulier celle des Carbon Majors (9) .

1. La jurisprudence pionnière des juridictions latino-américaines

Les juridictions d'Amérique latine font figure de pionnières. L'un des arrêts les plus importants est celui rendu par la Cour constitutionnelle de Colombie le 5 avril 2018 (10) dans l'affaire « Lozano Barragán et autres v. Présidence de la République de Colombie et autres ».

25 jeunes ont intenté une action notamment contre le président de la Colombie, soutenant que la déforestation dans la région amazonienne du pays et les émissions de gaz à effet de serre qui en résultent menacent leurs droits à un environnement sain, à la vie, à l'alimentation et à l'accès à l'eau. Ils ont fait valoir que le gouvernement colombien est tenu par divers engagements, dont l'Accord de Paris.

La Cour suprême a décidé que les enfants et les générations futures peuvent avoir recours à la procédure de « tutelle » (tutela (11) ). Par ailleurs, la Cour a conclu que « l'État constitutionnel » vise le respect de « l'autre » comme limite des principes juridiques et, dans le cas en l'espèce, « l'autre » s'étend aux populations habitant la planète, dont les générations futures, ainsi que d'autres espèces animales et végétales. L'affaire a donc été jugée recevable.

Sur le fond, la décision affirme également l'existence d'une « justice intergénérationnelle ». La Cour reconnaît que « les générations futures sont sujets des droits » et estime que le Gouvernement n'a pas fait face efficacement à ses obligations s'agissant de la déforestation. Elle a ordonné au Gouvernement d'élaborer des plans d'actions ou « pacte intergénérationnel pour la vie de l'Amazone colombien », en collaboration avec les populations concernées, dans un délai de quatre à cinq mois à compter de la date de notification de la décision.

2. Les jeunes et l'arme du droit

On remarquera que dans de nombreux contentieux, les jeunes tiennent le premier rôle. Nombre d'actions en justice sont menées par des jeunes, de leur propre initiative ou impulsées par des organisations non gouvernementales (ONG) espérant se voir reconnaître un intérêt à agir. Sur ce point, outre que ces jeunes (12) vivront dans un avenir que l'on sait déjà compromis en termes écologiques, ils sont considérés comme plus vulnérables selon les trois critères du Giec (13)  : exposition (ils n'ont pas le choix de leur lieu de résidence, plus encore dans les pays en voie de développement), sensibilité (ils sont plus à risque pour certains phénomènes déjà actuels, tels les températures plus élevées auxquelles ils sont plus sensibles) et capacité d'action (les enfants sont dépendants des ressources des adultes et n'ont pas le droit de vote).

Comme cela a été développé plus haut, la Cour de Karlsruhe, qui appuie une partie de sa démonstration juridique sur l'article 20a de la Constitution allemande sur les générations futures, a jugé recevable la requête des jeunes, qu'elle estime pleinement concernés par le devenir de la planète après 2030.

La CEDH, tout en n'ayant pas encore jugé au fond, a, elle aussi, décidé d'examiner l'action en justice de jeunes Portugais datant de septembre 2020, dirigée contre 33 États en Grande chambre, et pourrait les dispenser de l'épuisement des voies de recours internes. Les requérants sont des ressortissants portugais âgé de 10 ans à 23 ans faisant valoir qu'ils subissent de façon particulière les feux de forêt que connaît chaque année le Portugal depuis 2017 du fait du dérèglement climatique et sont particulièrement concernés par le risque de voir leur habitation située à Lisbonne touchée par les tempêtes puissantes en hiver. Ils allèguent également les risques pour leur santé à cause de ces incendies. Enfin, ils soulignent (14) éprouver de l'anxiété face à ces catastrophes naturelles et à la perspective de vivre dans un climat de plus en plus chaud pendant toute leur vie.

Les jeunes, aux yeux des juges, ont un pied dans le futur. Ils pourraient aussi constituer une « passerelle intergénérationnelle », entre différentes générations, alors que surmonter les différences d'intérêts générationnels est un défi majeur pour les problèmes environnementaux et qu'une partie de ces acteurs de la jeunesse souffrent de difficultés telles que la pauvreté et le faible taux d'emploi et sont donc bien placés pour lier différents intérêts concurrents au sein et entre les générations.

On le voit, les procès sont utilisés comme une arme pour pallier les lacunes des États et les activités néfastes d'un point de vue écologique de certaines entreprises. Ils s'inscrivent dans le « répertoire d'action collective » (15) des mouvements écologistes militants. Aux procès se superpose la menace du recours au procès.

Les plaideurs utilisent parfois pléthore de moyens différents dans une même instance, comme le relève Stéphane Hoynck évoquant la théorie de l'évier exposée par Richard Lazarus (16) , c'est-à-dire une argumentation tous azimuts mobilisant le maximum de moyens (17) . Cette stratégie a permis de tester plusieurs pistes en espérant que l'une d'entre elles convainque le juge.

Par ailleurs, et c'est un paradoxe, même perdus ces procès peuvent être des victoires dans le chemin vers la conscientisation des juges et de la société. Le tribunal est aussi conçu comme une tribune. Il est remarquable qu'il s'agisse non seulement de parler à « sa communauté » – sa ville, son État fédéré ou fédéral – mais aussi à l'ensemble des citoyens du monde eu égard aux enjeux.

C'est à une circulation mondiale des idées qu'on assiste, incluant les juges eux-mêmes qui dialoguent entre eux et sont attentifs aux décisions rendues par leurs homologues étrangers.

3. Un usage innovant du droit

Ces forces rassemblées contribuent à un usage innovant du droit, les plaideurs mêlant des notions, des principes, des normes issues de leur droit national – en droit constitutionnel, droit administratif, civil et pénal – mais aussi du droit européen et du droit international. Des notions appartenant à d'autres systèmes juridiques sont aussi utilisées. C'est en s'appuyant sur cette combinaison d'influences que les juges se prononcent, parfois en faisant une interprétation extensive des notions qui existent dans leur droit, comme l'a fait le tribunal de La Haye dans l'affaire Urgenda avec le principe de devoir de diligence (duty of care).

Le premier obstacle à surmonter pour ces requérants est procédural : les générations futures disposent-elles d'un intérêt à agir ? On soulignera que dans nombre de cas, les requérants agissent en leur nom afin d'obtenir réparation d'un préjudice ou de se voir reconnaître un droit. Ils agissent de surcroît pour les générations futures, soit par ricochet, soit subsidiairement.

Pour la Cour constitutionnelle allemande le risque d'un dommage futur peut aussi constituer un dommage actuel pouvant affecter les droits fondamentaux. Cela est d'autant plus vrai lorsqu'un processus s'avère irréversible une fois déclenché comme c'est le cas du réchauffement planétaire, causé par les émissions anthropiques de gaz à effet de serre. Les droits des générations futures ne sont donc pas reconnus en tant que tels, ni leur intérêt à agir, mais celui-ci semble comme enchâssé dans celui des jeunes générations qui agissent en leur nom propre. Le raisonnement s'explique notamment par le fait que le droit allemand est beaucoup moins ouvert que le droit français à la possibilité d'une action collective des associations, que la Cour de Karlsruhe a écartée ici.

La question se pose, en France, d'une association ayant pour objet per se la défense des générations futures, par exemple, en relation avec le réchauffement climatique et ses effets, afin d'éviter le reproche d'un objet social trop large. Juges administratifs et juges judiciaires se sont souvent montrés souples pour admettre l'intérêt à agir des associations défendant leur objet social et il n'est pas inimaginable qu'ils puissent l'être encore dans ce cas.

Le recours à la fiction juridique est ici d'un grand secours et n'a rien d'inédit en droit français (18) . Elle « constitue (19) une alternative à la construction d'une protection fondée sur la qualification préalable de sujet de droit. […] Selon Henri Capitant, il s'agit (20) d'« un procédé de technique juridique consistant en un fait ou une situation différente de la réalité pour en déduire des conséquences juridiques. Il convient alors de poursuivre une logique inverse et d'attraire la génération future dans le présent : faire comme si elle existait déjà, pour assurer sa protection […] ».

Sur le fond, la question d'une responsabilité à l'égard des générations futures est posée au juge. Si on imagine que la responsabilité à l'égard des générations futures va prendre de l'ampleur, il faut s'interroger : cette « responsabilité pour le lointain », comme la qualifie Judith Rochfeld, est-elle une branche de la responsabilité, sans spécificité autre que ce rapport au temps, ou se dirige-t-on vers un régime autonome ? Si les effets attendus et les sanctions ont une spécificité n'existant pas dans le régime classique, ils conduisent alors à s'orienter vers un régime autonome.

Cela suppose-t-il des sanctions spécifiques ? Même quand le préjudice est reconnu, comment réparer ? On peut envisager la prévention, la cessation de l'illicite, mais la réparation des dommages qui surviendront dans un avenir lointain comporte une part non négligeable d'aléa et d'incertitude.

Cette responsabilité est celle de l'État. Elle est aussi celle d'acteurs privés, tout particulièrement les acteurs économiques impliqués dans la dégradation du climat, auxquels sont demandés des dédommagements à la fois pour les dommages causés mais aussi pour les dommages à venir. Il ne s'agit pas de la question classique de la réparation d'un dommage direct causé par une activité polluante comme une marée noire ou de l'exploitation de ressources dans une forêt primaire par exemple.

Les effets recherchés d'une responsabilité des générations futures sont doubles :

- la prévention des dommages futurs notamment dans le cadre du contrôle préventif pour excès de pouvoir (21) [23] – une responsabilité tournée vers l'avenir – et pour le juge judiciaire la cessation de l'illicite ;

- la réparation des dommages futurs, diffus, projetés vers le long terme, incertains.

La notion de droit des générations futures n'a pas qu'une valeur philosophique ou politique, elle vaut en droit. Comme le soulignait Laurent Fonbaustier, « être juriste, c'est s'interroger sur la façon de faire muter le droit de façon systémique ». C'est en cela que l'étude de l'IERDJ est placée sous les auspices de Mireille Delmas-Marty et de ses « forces imaginantes du droit ». Ce document a vocation à circuler et à nourrir le débat au sein des juridictions, des professions du droit et de la justice, et au-delà. Il peut donner lieu à l'organisation de débats ou de formations que l'Institut peut soutenir et accompagner.

1. Djemni-Wagner S., Vanneau V., Droit(s) des générations futures, IERDJ, 13 avr. 2023

2. Rapport du Secrétaire général, Notre programme commun, ONU, 20213. Cons. const., 12 août 2022, n° 2022-843 DC : Le Conseil constitutionnel français encadre par des réserves d'interprétation la mise en œuvre de dispositions législatives concernant le déploiement d'un terminal méthanier flottant et certaines installations de production d'électricité à partir de combustibles fossiles. Il conditionne la constitutionnalité de la loi à son application en cas de menace grave pour l'approvisionnement énergétique français. C'est la première fois que le Conseil constitutionnel forge, sur le fondement de l'article 1er de la Charte de l'environnement, une réserve d'interprétation en déterminant les exigences résultant du droit de vivre dans un environnement équilibré et respectueux de la santé à la lumière des affirmations contenues dans le préambule de la Charte, en visant en particulier, et explicitement, la capacité des générations futures à satisfaire leurs propres besoins (inscrite au 7ème alinéa de ce préambule).4. Citation du philosophe Dominique Bourg lors de son audition par le groupe de réflexion5. op. cit. 6. Le SGNU a ainsi souligné que « la protection des générations futures ne se limiterait pas à l'environnement mais comprendrait également le développement socio-économique, le genre, les droits humains », à quoi il serait possible d'ajouter le numérique et la bioéthique.7. Organisation des Nations unies pour l'éducation, la science et la culture8. Cécile Muschotti, députée de la 2ème circonscription du Var, parlementaire en mission auprès de la ministre chargée de la Transition écologique, Création d'un défenseur de l'environnement et des générations futures, 20219. Terme désignant les entreprises les plus émettrices de gaz à effet de serre (GES)

10. Cour suprême de justice de Colombie, 5 avr. 2018, Lozano Barragán and Others v. Presidency of the Republic of Colombia and Others, STC4360-201811. L'action de tutela est une procédure prioritaire qui permet à tout justiciable de réclamer devant n'importe quel juge et à tout moment la protection de ses droits constitutionnels fondamentaux, dès lors qu'il estime que ces derniers ont été atteints ou menacés par l'action ou l'inaction d'une autorité publique ou privée. ; v. Henao Pérez J.C. (président de la Cour constitutionnelle colombienne), La Cour constitutionnelle colombienne, son système de contrôle de constitutionnalité et les évolutions jurisprudentielles récentes, Nouveaux Cahiers du Conseil constitutionnel, n° 34, janv. 201212. V. l'intervention de Sébastien Jodoin, « Tendances et obstacles judiciaires des procès climatiques menés par la jeunesse », Cycle de séminaires « L'urgence écologique au prétoire », session 3 – Les enfants et jeunes plaignants au prétoire face à l'urgence écologique, organisé par Christel Cournil, 30 septembre 202213. Groupe d'experts intergouvernemental sur l'évolution du climat

14. Communiqué de presse CEDH, CEDH 226 (2022) du 30 juin 202215. Le répertoire collectif est un concept fondé par l'historien et politiste Charles Tilly en 1864 et désigne un ensemble de type d'actions auxquels les acteurs de mouvements sociaux peuvent avoir recours pour se faire entendre sur une problématique donnée.16. V. Lazarus R., The Rule of Five: Making Climate History at the Supreme Court, Belknap Press, 2020, sur le contentieux ayant opposé notamment l'État du Massachussetts et l'Environnement Protection Agency pour qu'elle réglemente les GES émis par les véhicules automobiles.17. Hoynck S., Le juge administratif et le dérèglement climatique, Libres propos, AJDA, 2022, p. 14718. On la retrouve dans le droit des successions avec l'idée que celui qui est mort continue à vivre dans la personne de ses descendants notamment en matière de dette ou pour protéger les intérêts d'un enfant à naître ou encore dans le droit des sociétés où la création de la personne morale est anticipée avec la reprise des actes passés pour le compte de la société en formation.19. Lefebvre J., La protection des générations futures : entre intérêt général, responsabilité et Fraternité, La Revue des Droits de l'Homme, Libre propos, n° 22, 202220. V. Fiction, in Henri Capitant, Vocabulaire juridique, éd. PUF 193021. CE, 1er juill. 2021, n° 427301, Grande Synthe

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