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Le patrimoine architectural et culturel n'est plus ce qu'il était : le cas du jardin des Tuileries

L'occupation mercantile du jardin des Tuileries incite à une réflexion plus générale sur les dérives de la valorisation économique des propriétés publiques lorsque sont en cause des sites d'une « valeur universelle exceptionnelle ».

DROIT  |  Tribune  |  Aménagement  |  
Droit de l'Environnement N°323
Cet article a été publié dans Droit de l'Environnement N°323
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Le patrimoine architectural et culturel n'est plus ce qu'il était : le cas du jardin des Tuileries
Jacqueline Morand-Deviller
Présidente de l'association "Les amis des Tuileries"
   

Un arrêt du Conseil d'État du 8 mars 2023 (1) , qui n'aura pas les honneurs du Lebon, porte à s'interroger (2) , une fois de plus, sur les dérives de la valorisation économique du patrimoine naturel et culturel et sur la timidité de la Haute juridiction à ouvrir un débat fondamental. L'occupation du jardin des Tuileries, joyau patrimonial s'il en est, lui offrait cette occasion qu'il n'a pas saisie.

La longue histoire du combat de la modeste association « Les amis des Tuileries », qui a succédé en 2003 à une première association de défense, a pour origine l'invasion du Jardin, de nuit, le 2 décembre 1985, par les camions des forains, munis d'une fausse autorisation. Ils profitaient des travaux du Grand Louvre pour installer leurs attractions dont fait partie la fameuse « Grande roue ». Le ministère de la Culture, alors gestionnaire, laissa faire et cet usage de la force, avec faux et usage de faux, ne fut pas sanctionné. Les décennies qui suivirent ont connu l'occupation de plus en plus massive de l'Esplanade des Feuillants par les forains et autres « opérateurs économiques » et la durée de plus en plus longue des autorisations désormais délivrées par l'établissement public du Louvre, nouveau gestionnaire (204 jours en 2023).

L'association a pour objet de « veiller à la protection et à la mise en valeur du patrimoine exceptionnel que constitue le jardin des Tuileries ainsi qu'au respect de son affectation ». Mon engagement et la présidence que j'ai assumée à la suite de Guy Braibant, président de section au Conseil d'État, s'expliquent par la nécessité de combattre contre les atteintes portées à la protection de l'environnement et contre celles portées au patrimoine architectural et culturel en usant des armes du droit.

Le droit, et ici les principes fondamentaux de la domanialité publique, furent largement méconnus. Il y eut d'abord la tolérance du ministère de la Culture à l'égard de cette occupation brutale non sanctionnée, alors que l'on enseigne aux étudiants que l'Administration doit faire cesser immédiatement toute occupation domaniale sans titre afin que l'intrus libère au plus vite la propriété publique et la remette en état, ce que la jurisprudence applique de manière rigoureuse. L'association n'existait pas encore et le juge ne fut pas saisi qui n'aurait pu faire autrement que d'ordonner l'évacuation. Quant à la défense du patrimoine comment admettre la nouvelle affectation mercantile de ce joyau paysager, commandé par Louis XIV à Le Nôtre, ce rare espace vert prolongement du Louvre, inscrit sur la liste du patrimoine mondial de l'Unesco.

Certes, nul ne saurait rester sourd aux arguments insistant sur le coût de l'entretien d'un patrimoine architectural démesuré et, plus généralement, sur la nécessité de renouveler une gestion domaniale restée trop conservatrice et désuète, en développant la valorisation économique des très riches propriétés publiques. L'intérêt général y trouve son compte. Encore faut-il distinguer entre les modalités de gestion. L'autorisation de la publicité sur les immeubles patrimoniaux en restauration n'a rien de choquant puisque les bâches ne durent que la durée des travaux et sont moins laides que les échafaudages qu'elles cachent. Quant aux exportations du musée du Louvre, dont celle d'Abu Dhabi, et ses initiatives tendant à rentabiliser son « label », on s'accorde à dire que les avantages l'emportent sur les inconvénients.

L'occupation des Tuileries par les marchands est d'une autre nature : elle est pérenne depuis 1985, sa durée qui, à l'origine, devait rester exceptionnelle n'a cessé d'augmenter et jamais un vrai débat n'a été engagé sur cette occupation principalement commerciale qui ne respecte ni les deux critères de la domanialité publique (usage de tous et service public), ni la protection patrimoniale. Plus fondamentalement, il s'agit d'un débat sur le concept de « valeur » et sur la réponse à apporter à la question de savoir si les valeurs historique (lieu de mémoire), esthétique et même éthique à l'origine du label « valeur universelle exceptionnelle » de l'Unesco ne doivent pas l'emporter sur sa valorisation économique.

Il faut aussi débattre sur les menaces graves que cette occupation fait peser sur la protection du Jardin. Plusieurs rapports sont préoccupants : non-respect des seuils limites de bruit et surtout conséquences désastreuses du passage de gros engins pour la mise en place des installations qui agressent les sols limoneux fragiles. Pascal Cribier, paysagiste à qui avait été confiée la rénovation du Jardin, était on ne peut plus clair : « aucune racine d'arbre ne peut résister aux passages répétés des 35 tonnes … Faute de gestion, l'état du Jardin, livré aux seules opportunités commerciales, semble empirer de jour en jour. Le jardin des Tuileries est ainsi doublement menacé de perdre à la fois son patrimoine végétal et sa mémoire ».

L'affaire des Tuileries s'inscrit dans la politique de performance économique du ministère de l'Économie et des Finances : vente des « perles de la couronne », (qui n'est gère, selon les économistes, un succès quant à la rentabilité) un peu calmée après les excès, destructions, dérives dans la mode de « faire du neuf avec du vieux », suscitant la réaction des défenseurs de plus en plus nombreux du patrimoine.

La petite troupe d'érudits, historiens, artistes et citoyens attachés aux « lieux de mémoire » et leurs associations restent vigilantes et combatives, remportant quelques succès comme l'abandon du désastreux projet de rénovation de l'hôtel de la Marine, place de la Concorde. Elle se heurte aux convoitises que la valeur économique des propriétés publiques suscite. Les intérêts privés et la logique du profit s'engouffrent dans la brèche ouverte par les pouvoirs publics et si le mécénat (entraîné par les déductions fiscales) réussit de belles opérations de restauration et d'entretien il y a, par ailleurs, tant de dévoiements.

L'association « Les amis des Tuileries », sans autre moyen que le dévouement de quelques bénévoles (dont les avocats en charge de sa défense), a mené un combat juridique et la suite des contentieux a eu au moins le mérite d'obliger le gestionnaire du Jardin à se montrer plus transparent dans la communication du règlement annuel des occupations (longtemps resté secret) et plus prudent dans sa rédaction désormais sous surveillance.

Deux recours ont été couronnés de succès : annulation par le tribunal administratif de Paris le 30 juin 1994 de l'arrêté du ministre de la Culture portant cahier des charges pour l'occupation et annulation d'un nouvel arrêté ministériel par le Conseil d'État le 22 janvier 2007 qui précise que les occupations ne doivent être données « que sous réserve que les restrictions de temps et de lieu nécessaires soient apportées à son organisation ».

Le jugement du tribunal administratif, hélas annulé par le Conseil d'État, est la seule décision – et il faut souligner ce mérite - à avoir élevé le débat sur la question fondamentale du respect de l'affectation domaniale. Il précise que les autorisations ne peuvent intervenir « que si elles se concilient avec les usages conformes à la destination du domaine que le public est normalement en droit d'y exercer ainsi qu'avec l'obligation qu'à l'administration d'assurer la conservation de son domaine public ». Les termes « usages conformes » « destination domaniale », « droits normaux du public », « obligation de conservation » sont au cœur de la décision. Le Tribunal laisse entendre que s'agissant d'un des rares espaces verts de Paris, l'usage normal, ouvert à tous, est la promenade, la détente, l'agrément des usagers (14 millions chaque année) et en déduit que ces conditions ne sont pas remplies. On rappellera que des aménagements festifs ont toujours trouvé place dans le Jardin parce qu'ils ils étaient en harmonie avec sa destination.

Le Conseil d'État, dans son arrêt du 8 mars 2023, comme dans ses précédentes décisions, n'ouvre pas ce débat et on peut le regretter. Peut-être l'ouvrira-t-il un jour ? Le jardin des Tuileries n'est plus ce qu'il était, la nostalgie non plus car la petite troupe des fantassins du patrimoine architectural, culturel et naturel gagne en importance, devient une armée de citoyens engagés, se démocratise, use des réseaux sociaux et se mobilise de plus en plus afin de mettre le passé et ses lieux de mémoire emblématiques au service des générations futures.

1. CE, 8 mars 2023, n° 462550

2. Pour une étude plus approfondie v. « La marchandisation des Tuileries », Sites et monuments, 2020, n° 227

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