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Quelle protection internationale des déplacés environnementaux ?

Le nombre de déplacés environnementaux augmente, mais avec un cadre juridique non contraignant, beaucoup ne peuvent migrer décemment. Plusieurs solutions sont ainsi proposées par différents experts pour leur accorder une protection internationale.

DROIT  |  Étude  |  Gouvernance  |  
Droit de l'Environnement N°327
Cet article a été publié dans Droit de l'Environnement N°327
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Quelle protection internationale des déplacés environnementaux ?
Chloé Moullec et Yvon Martinet
Respectivement juriste et avocat associé, ancien vice-bâtonnier de Paris
   

INTRODUCTION

Le Conseil de sécurité qui s'est tenu au siège de l'Organisation des Nations unies (ONU) à New York le 13 juin 2023 portant sur la paix, la sécurité, et l'environnement a rappelé que les changements climatiques auront pour conséquence d'intenses vagues de migration. Qu'il s'agisse de la disparition de certaines îles sous les eaux montantes, ou de conditions climatiques mettant en péril la vie des habitants, le nombre de déplacés environnementaux n'est voué qu'à augmenter dans les prochaines années.

Dans le rapport Groundswell de la Banque Mondiale (1) , publié en 2021, il est indiqué que, sans une action climatique décisive, plus de 216 millions de personnes pourraient être contraintes de se déplacer d'ici à 2050, dont un grand nombre de déplacés à l'intérieur de leur propre pays.

Toutefois, une augmentation de la température de 4° C ne conduirait pas nécessairement à une augmentation des migrations internationales, comme on le suppose souvent. En réalité, la grande majorité des migrations liées au climat sont des déplacements internes (2) , ayant lieu à l'intérieur d'un même pays et souvent sur de courtes distances. L''impact le plus significatif d'un réchauffement de 4° C sur les flux migratoires pourrait donc être une limitation importante (3) du choix entre rester et partir.

De même, en 2022, 32,6 millions de déplacements dus à des catastrophes, dont 716 000 ont été provoqués par des risques géophysiques et 31,8 millions ont été liés aux conditions météorologiques, ont été recensés par l'Observatoire des déplacements internes (4) . Or, à l'heure actuelle, aucun statut internationalement reconnu n'est accordé aux personnes déplacées pour ce type de motif. Le terme « réfugié » (5) ne semble pas adapté pour accorder une protection aux victimes des changements climatiques. La menace d'une dégradation de l'environnement est donc exclue de cette définition, mais également les personnes déplacées à l'intérieur de leur pays, car elle ne concerne que les violences dans le cadre d'un conflit qui nécessite une migration vers un autre État. Il n'est donc juridiquement pas possible d'attribuer le statut de réfugié aux personnes déplacées pour des raisons environnementales.

En 1985, le programme des Nations unies pour l'environnement (PNUE) utilise le terme de « réfugiés environnementaux » pour qualifier « ceux qui sont forcés de quitter leur lieu de vie temporairement ou de façon permanente à cause d'une rupture environnementale (d'origine naturelle ou humaine) qui a mis en péril leur existence ou sérieusement affecté leurs conditions de vie ». Cette définition peut donc davantage révéler la situation de ces personnes déplacées, mais ne prend toujours pas en compte les migrations anticipées, et n'accorde aucune protection.

Cet article aura donc pour objectif de présenter un état des lieux du cadre politique et juridique actuel des déplacés environnementaux et des solutions qui ont été proposées par différents experts pour leur accorder une protection internationale.

I.          Le cadre juridique actuel

1. L'absence d'une réelle protection internationale

L'impact du changement climatique sur les mouvements de population a été reconnu dès le premier rapport du Giec (6) en 1990, qui mentionnait que « l'impact le plus important du changement climatique pourrait concerner les migrations et les déplacements de populations ».

En 1998, les Nations unies ont présenté les principes directeurs relatifs au déplacement de personnes à l'intérieur de leur propre pays, élaborés par M. Francis Deng. Ces 30 principes couvrent la protection contre le déplacement, l'assistance humanitaire, le retour possible, la réinstallation et la réintégration des personnes déplacées. Cependant, ces principes n'ont pas de caractère contraignant, en partie parce que les États n'ont pas participé à leur formulation (7) .

Deux initiatives ont également vu le jour entre 2012 et 2015 : L'initiative Nansen et le mécanisme de Varsovie. L'initiative Nansen, dirigée par le Haut-Commissariat des Nations unies pour les réfugiés (HCNUR), vise à sensibiliser aux déplacements internes causés par le changement climatique. Elle renforce (8) les compétences, facilite le partage d'informations et soutient la recherche pour mieux gérer ces déplacements. Le mécanisme de Varsovie pour les pertes et dommages, adopté lors des négociations climatiques de la COP19 à Varsovie en 2013, aborde les questions liées aux pertes et dommages causés par les impacts du changement climatique. Bien que ces mesures ne traitent pas spécifiquement des migrations, le mécanisme reconnaît que les déplacements de population peuvent être une conséquence de ces pertes et dommages liés aux changements climatiques.

Cependant, ces deux politiques sont principalement des mécanismes incitatifs pour les États afin de mieux anticiper les déplacements de leur population, sans créer pour autant une réelle protection, car ces instruments ne prévoient pas de mesure d'indemnisation ou de responsabilité (9) .

En 2018, deux pactes mondiaux ont été adoptés pour répondre aux défis des déplacements forcés. Le Pacte mondial pour les migrations sûres, ordonnées et régulières et le Pacte mondial pour les réfugiés visent à établir un cadre pour les politiques migratoires mondiales, y compris les déplacements liés au climat. À la différence de la Convention de Genève, ces accords mettent davantage l'accent sur la collaboration internationale et le partage des charges. Dans le contexte des déplacements liés au climat, le Pacte mondial sur les réfugiés clarifie la situation (10) en reconnaissant l'impact croissant des phénomènes climatiques et environnementaux sur les déplacements de populations. Toutefois, ces pactes ne sont pas contraignants.

Plus récemment, le Global Compact on Migration, un accord international adopté en décembre 2018 sous l'égide des Nations unies, a été adopté dans l'objectif de fournir un cadre de référence mondial pour gérer les mouvements de population à travers les frontières internationales. Le pacte énonce 23 objectifs, répartis en deux piliers principaux : renforcer la gouvernance des migrations, et répondre aux besoins des migrants et des sociétés d'accueil. Si ce pacte encourage une plus grande coopération des États en matière de migration, notamment environnementale, il n'est pas contraignant non plus.

Aussi, malgré ces avancements, des lacunes persistent. Si les réglementations internationales en vigueur reflètent une reconnaissance croissante des déplacés environnementaux, celle-ci s'exprime principalement sous forme de soft law (11) . Il est donc essentiel d'adopter de nouvelles mesures contraignantes (12) pour garantir la protection de ces personnes. Cela semble cependant irréaliste pour certains auteurs, qui préfèrent le développement de conventions régionales et bilatérales.

Pour l'universitaire Angela Williams, l'adoption d'un système régional (accords bilatéraux ou régionaux) est plus pertinente que la ratification d'une convention internationale, dans la mesure où il est très peu probable que les États acceptent un plan global contraignant pour la reconnaissance et la protection des déplacés climatiques. Étant donné que les effets immédiats des changements climatiques se manifesteront principalement au niveau régional, elle suggère que construire des structures de coopération à ce niveau (13) pourrait permettre aux États de s'engager, en tenant compte de leurs capacités individuelles et de la gravité du problème dans leurs régions respectives.

En avril 2009, lors d'une réunion exceptionnelle en Ouganda, l'Union africaine a définitivement adopté une Convention sur la protection et l'assistance des personnes déplacées, également connue sous le nom de « Convention de Kampala ». Dans son article 5.4, la convention mentionne que « Les États parties prennent les mesures nécessaires pour assurer protection et assistance aux personnes victimes de déplacement interne en raison de catastrophe naturelle ou humaine, y compris du changement climatique ». En tant que premier traité régional (14) juridiquement contraignant au monde sur la protection et l'assistance aux personnes déplacées à l'intérieur de leur propre pays, ce traité régional fait de l'Union africaine un leader dans les efforts mondiaux pour aborder les déplacements forcés, notamment pour des raisons environnementales.

Concernant les accords bilatéraux, la Nouvelle-Zélande et certains des archipels limitrophes ont également intégré la question (15) des migrations environnementales à leur agenda politique.

Le programme Pacific Access Category, un accord de coopération avec les îles voisines, met en œuvre un système de quotas, permettant chaque année à environ 650 résidents de pays tels que Fidji, Tuvalu, Kiribati et Tonga de s'installer en Nouvelle-Zélande. Ce programme se base sur des critères économiques, visant à soutenir les entreprises et fournir des opportunités d'emploi et d'études. Actuellement, il se concentre sur la migration économique plutôt que sur la migration liée au climat. Il serait envisageable d'étendre ce type de partenariat à d'autres États qui pourraient progressivement accueillir des déplacés environnementaux. Néanmoins, les conditions du programme demeurent très exigeantes pour les candidats. De plus, il est important de noter que les populations menacées sont généralement réticentes à quitter leur île et souhaitent prioritairement voir des mesures d'adaptation développées avant de discuter d'un éventuel départ.

Un instrument juridique international dédié à la protection des déplacés environnementaux (16) encouragerait donc une participation plus significative des pays du nord pour soutenir les migrants climatiques des nations du sud, contribuant ainsi à une répartition équitable et à la réparation des injustices.

2. L'affaire Ioane Teitiota : Avancée ou illustration d'un déficit de protection juridique ?

Le Tribunal néo-zélandais de l'Immigration et de la Protection a rendu une décision significative en matière de reconnaissance du statut de réfugié lors du cas de M. Teitiota. Si la décision finale représente un progrès sur la situation précédente, elle illustre principalement la réalité d'une législation internationale très peu bénéfique aux personnes victimes du dérèglement climatique.

Monsieur Ioane Teitiota avait demandé le statut de réfugié en invoquant l'élévation du niveau de la mer et les effets subis par les îles Kiribati, son pays d'origine. Dans sa décision du 5 juin 2013, le Tribunal a conclu qu'une combinaison de facteurs environnementaux tels que les inondations et l'érosion côtière, en plus de facteurs individuels et familiaux, pourraient, sous conditions, justifier la reconnaissance du statut de réfugié pour un ressortissant de Kiribati, sous réserve que le gouvernement de cet État n'ait pas pris les mesures nécessaires pour protéger sa population (17) .

Cependant, la demande a été rejetée, car l'Immigration Act néo-zélandais ne permettait pas de conférer le statut de réfugié à une personne en raison des impacts du changement climatique sur son territoire d'origine. La Cour suprême a confirmé cette décision du Tribunal de l'Immigration le 20 juillet 2015. Elle a également estimé que M. Teitiota ne subissait pas de préjudice grave et qu'il n'y avait aucune preuve que le gouvernement des iles Kiribati n'agissait pas pour protéger ses citoyens des conséquences de la détérioration environnementale (18) . L'affaire a ensuite été portée devant le Comité des droits de l'Homme de l'ONU.

En premier lieu, le Comité a insisté sur la nécessité d'une interprétation extensive du « droit inhérent à la vie » énoncé dans l'article 6 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques (PIDCP). Deuxièmement, il a souligné que les États avaient la responsabilité de préserver la sécurité de leurs citoyens face aux risques anticipés pouvant compromettre leur existence (19) .

De plus, le Comité a affirmé que la dégradation de l'environnement et les effets destructeurs des changements climatiques « représent[aient] une menace pour la vie ». Cette situation pourrait donc potentiellement constituer une violation de l'article 6 si une population est négligée par son gouvernement lors d'une catastrophe écologique.

Cependant, bien que cet élargissement de l'article 6 soit reconnu, le Comité a posé des limites à son application. Premièrement, il considère que Ioane Teitiota n'a pas réussi à démontrer que les actes de violence issus de conflits liés à des terrains privés ont créé un risque tangible, personnel et raisonnablement prévisible pour sa vie. En outre, il n'a pas pu prouver que l'accès à l'eau douce était devenu inaccessible, insuffisant ou dangereux au point de présenter une menace pour sa santé, pouvant ainsi porter atteinte à son droit à une existence digne ou causer un décès prématuré. Enfin, M. Teitiota n'a pas réussi à démontrer qu'il serait privé de ses moyens de subsistance en raison d'une mauvaise récolte. Même si une contamination par l'eau salée des réserves d'eau douce a été établie, que ses récoltes ont échoué pour cette raison, et que les îles Kiribati seraient submergées par la mer d'ici les 15 prochaines années, ces preuves ne suffisaient pas à démontrer que sa vie ou sa sécurité était directement en danger, car le Gouvernement prenait les « mesures nécessaires » et avait le temps de reloger ses citoyens.

Le Comité n'a cependant pas non plus fourni d'exemples concrets de situations extrêmes justifiant une atteinte au droit à la vie due aux effets du dérèglement climatique.

Cette décision interroge donc les conditions requises pour justifier une telle requête. Actuellement le critère principal repose sur le manque de mesures prises par l'État (20) pour protéger sa population. Or, le seuil requis par le Comité pour établir l'existence d'une menace pour la vie en raison des conditions climatiques est souvent inatteignable pour la plupart des demandeurs et le PIDCP ne prévoit pas de mécanisme d'application pour garantir que les États contrevenants offrent un recours aux plaignants.

Duncan Laki Muhumuza, membre du Comité, a souligné ce paradoxe (21)  : « Protéger la vie ne devrait pas impliquer d'attendre un nombre significatif de décès avant de considérer les demandes d'asile (…) de même qu'un demandeur ne devrait pas être contraint d'attentre une « pénurie totale d'eau » avant d'atteindre le seuil de risque ».

En fin de compte, la décision ignore la réalité à long terme selon laquelle les conditions climatiques conduiront à des scénarios extrêmes, et elle ne propose pas de cadre pour traiter de manière globale les préoccupations relatives aux dommages liés à une dégradation de l'environnement du requérant. Si la cour néo-zélandaise a élargi les possibilités de recours, elle a rendu très difficile d'obtenir gain de cause pour les victimes.

II.         Les différentes solutions proposées

1. Au niveau politique

En dehors de la création d'une convention, plusieurs politiques sont envisageables pour faire face aux déplacements environnementaux, bien que chacune comporte des freins.

  • Les mesures d'adaptation

Il s'agirait de mettre en avant des initiatives qui visent à améliorer les conditions de vie et renforcer la résilience des populations dans le pays ou l'environnement se dégrade. Cette approche est aujourd'hui généralement favorisée, car elle permet non seulement de contribuer à améliorer la qualité de vie des personnes concernées, mais également de réduire les pressions migratoires aux frontières. Néanmoins, selon les situations, l'adaptation n'est pas toujours possible.

  • La mise en place de visas spéciaux

L'émission de visas spéciaux et de visas humanitaires, ciblant les régions vulnérables aux changements climatiques, est une option à considérer. La Première ministre néo-zélandaise, Madame Jacinda Ardern, a évoqué la possibilité de créer des visas spécifiques pour les réfugiés du changement climatique. Cette proposition n'a pas abouti, car sans l'approbation des États du pacifique concernés, la Nouvelle-Zélande ne pourrait le mettre en place (22) . De même, une proposition de création d'une nouvelle catégorie de visas pour les déplacés environnementaux avait été initiée (23) par la sénatrice australienne Kerry Nettle afin d'accueillir 300 personnes par an de Kiribati, Tuvalu, et d'autres îles du Pacifique, en vain. Ces mesures méritent malgré tout de retenir notre attention, car elles pourraient fournir une protection temporaire plus rapide aux personnes déplacées, dans la mesure où un accord est conclu avec les gouvernements concernés.

  • La mise en place d'une politique de déplacement interne

Plusieurs gouvernements, tels que la Chine et le Mozambique, ont déjà entrepris de déplacer certaines de leurs populations anticipant les impacts probables du changement climatique. En Chine, les bergers nomades de Mongolie intérieure sont déplacés en raison de l'avancée continue du désert de Gobi, tandis qu'au Mozambique, les populations côtières sont transférées vers des camps de réfugiés. Cependant, ce type de politique peut se heurter (24) à la réticence des populations qui ne souhaitent pas se déplacer malgré le risque, et aux limites de capacité des camps de réfugiés...

  • La création d'un fond de compensation pour le pays d'accueil

L'un des arguments souvent évoqués pour justifier le refus d'accueillir des migrants au sein d'un pays est le coût de cet accueil. L'Allemagne, qui a accueilli jusqu'à 900 000 demandeurs d'asile en 2015 (selon les dernières estimations), et a alloué un budget de 16 milliards d'euros, équivalant à 0,5 % de son PIB. De même, la Suède, qui a accueilli 163 000 demandeurs d'asile en 2015 (soit 1,6 % de sa population totale), et a investi 6 milliards d'euros, soit 1,35 % de son PIB, dans la prise en charge de ces demandeurs. En dehors de l'Europe, les États-Unis ont engagé 1,56 milliard USD au cours de l'année 2015 (représentant 0,01 % de leur PIB) pour administrer l'un des plus vastes programmes de réinstallation (25) qui a concerné 70 000 migrants.

Cependant, il est important de noter que les réfugiés représentent une source de richesse pour les États. Aux États-Unis, en 2015, les réfugiés ont versé plus de 20 milliards d'euros d'impôts et avaient un pouvoir d'achat de plus de 56 milliards d'euros au total (26) .

La création d'un fond pour le pays d'accueil des déplacés pour des raisons environnementales pourrait donc permettre de limiter les réticences présentes sur les coûts d'intégration de ces personnes et d'encourager les États à s'engager davantage au niveau international sur cette question.

Il n'existe donc pas encore de solution qui pourrait résoudre l'ensemble du problème, mais certaines d'entre elles pourraient être combinées pour renforcer la politique d'immigration et assurer une meilleure protection des déplacés environnementaux.

2. Au niveau juridique

  • La reconnaissance de la responsabilité des gouvernements

Concernant la responsabilité des États dans la protection des migrants vulnérables, certains estiment que les instruments existants sont en partie adéquats pour assurer leur protection.

Des situations spécifiques, comme le déni de responsabilité d'un État ou l'absence d'un État, les personnes touchées par des dégradations environnementales pourraient se tourner vers la Convention de Genève et revendiquer le statut de "réfugié" (27) .

Selon Jessica B Cooper, des dégradations environnementales résultant d'actions ou d'inaction gouvernementales pourraient être perçues comme une forme de persécution. Elle souligne le rôle des gouvernements dans la genèse des catastrophes et leur impact sur la vulnérabilité des populations. Dans des situations telles que la désertification de la bande sahélienne, le manque d'engagement gouvernemental envers des politiques agricoles appropriées a intensifié les famines, poussant des millions d'individus à migrer vers des régions plus accueillantes. Ainsi, la persécution pourrait être établie lorsque des actions gouvernementales ont des répercussions graves sur la vie des individus, qui mettent leur sécurité en péril et les force à migrer (28) .

Le cas de Ioane Teitiota (29) mentionné plus haut confirme que l'inaction des gouvernements face à la dégradation de l'environnement est une atteinte au droit à la vie, et qu'un gouvernement négligeant pourrait être poursuivi en responsabilité.

Dans un registre différent, l'affaire "Portillo Cáceres c. Paraguay" a également marqué une étape importante en la matière. Des agriculteurs paraguayens vivant près de plantations de soja utilisant des produits agrochimiques illégaux ont accusé la société d'avoir, par leur négligence sur les produits utilisés, entrainé la mort de l'un des agriculteurs. Lors de cette affaire, pour la première fois, le comité des droits de l'homme a établi un lien entre la préservation de l'environnement et le droit à la vie dans la dignité. Le Comité a déterminé que le Paraguay avait violé le droit à la vie de l'agriculteur. Dans son observation générale (30) , il explique que les États sont tenus de prendre des mesures positives pour faire face aux conditions générales de la société qui pourraient mettre en danger la vie, notamment la pollution environnementale, même si cela n'a pas encore entraîné de décès.

Ces jurisprudences pourront donc être utilisées dans d'autres affaires pour démontrer une forme de persécution par l'État qui ne prend pas de mesures nécessaires pour protéger sa population d'une dégradation de son environnement.

Plusieurs affaires montrent donc qu'un pays pourrait accueillir des personnes déplacées en raison d'un manquement de leurs États d'origine pour les protéger d'une dégradation de l'environnement, avec les instruments déjà existants. Cependant, comment anticiper les situations d'urgence ou l'État avait agi dans l'intérêt de sa population ?

  • Le développement de nouveaux accords de libre circulation régionaux

Les accords régionaux facilitant la libre circulation des personnes, tels que le Protocole sur la libre circulation des personnes appliqué à certains pays de la Corne de l'Afrique par l'Intergovernmental Authority on Development (IGAD), pourraient servir d'outils pour gérer de manière ordonnée et planifiée les migrations lors de situations de catastrophes. Cette mesure toutefois peut susciter des réticences des pays qui ont peu de capacités d'accueil.

La saison des ouragans dans l'Atlantique en 2017 a mis en lumière le risque considérable de déplacement dans la région des Caraïbes. Les trois ouragans majeurs de cette saison - Harvey, Irma et Maria - ont entraîné le déplacement de près de 3 millions de personnes en seulement un mois. La région a donc mis en place un cadre permettant de faire face aux migrations induites par le climat, à travers des accords de libre circulation (31) .

Deux de ces accords de libre circulation, mis en place au sein de la Communauté des Caraïbes (CARICOM) et de l'Organisation des États de la Caraïbe orientale (OECS), ont notamment apporté une amélioration de la protection des citoyens caribéens déplacés suite à des catastrophes naturelles.

Lors de la saison des ouragans en 2017, ces accords ont offert plusieurs avantages aux personnes déplacées en cas de catastrophe. Ils ont permis aux déplacés d'entrer dans d'autres îles, même en l'absence de documents de voyage valides, et ont accordé un statut de séjour indéfini à certaines personnes déplacées, facilitant ainsi leur réinstallation permanente. Ils ont également facilité l'accès des migrants aux marchés du travail étrangers en reconnaissant leurs compétences.

L'application de la libre circulation dans des contextes post-catastrophe pourrait également être envisagée dans d'autres régions du monde. Cela permettrait de faciliter les migrations provoquées par des catastrophes, qu'elles soient de nature lente ou soudaine, en offrant un accès aux droits d'entrée, de travail et de réinstallation, sachant que la majorité des mouvements de population sont intra régionaux. En Afrique subsaharienne, 63 % des émigrants restent dans la région, et 80 % sur le continent. De même, en Europe et en Asie centrale, 55 % des mouvements transfrontaliers s'opèrent à l'intérieur de ces régions.

Les migrations permises par ce régime représentent également un avantage significatif pour les régions. A titre d'exemple, au sein de l'Union européenne, le commerce net bilatéral augmente de 0,09 % par an lorsque deux pays participent à l'espace Schengen. Le commerce intra-européen a atteint également plus de 5 000 milliards d'euros en 2014 et continue de croître au fil du temps. De même, une augmentation de 1 % de l'immigration est corrélée à (32) une augmentation de 0,09 % des importations. Les accords de libre circulation permettraient donc une intégration plus rapide et bénéfique pour la région.

En revanche, bien que ce pouvoir discrétionnaire ait permis d'admettre à 100 % les ressortissants dominicains après l'ouragan Maria, il existe également la possibilité que les autorités frontalières refusent l'entrée aux personnes déplacées par une catastrophe à l'avenir. Les États membres peuvent durcir leurs politiques migratoires en réponse à l'augmentation prévue du nombre de personnes déplacées, ou sous l'influence de pressions politiques nationales. Cette situation peut donc soulever des préoccupations quant à la régularité et à la gestion des flux migratoires, notamment en période de crise climatique.

  • L'adoption d'une convention internationale

En 2008, l'Université de Limoges a soumis un projet de Convention sur le statut international des déplacés environnementaux. La proposition inclut (33) la reconnaissance d'un statut juridique pour ces personnes ainsi que la création de nouvelles institutions dédiées, telles qu'une Agence mondiale pour les déplacements.

En 2009, Hodgkinson a également formulé une Convention pour les 'Persons Displaced by Climate Change'. Il s'agissait de mettre en place des mesures de réinstallation à long terme, une assistance basée sur la responsabilité des États en matière d'émissions de gaz à effet de serre, des mesures d'adaptation et d'atténuation mises en œuvre par les États d'accueil avec un soutien financier international, la création d'un fonds d'assistance, et la réalisation d'études scientifiques régulières sur les individus exposés aux risques du changement climatique. Cette proposition prévoit également la mise en place d'une organisation compétente sur les déplacés climatiques, comprenant une Assemblée, un Conseil, un Fonds, ainsi qu'une organisation scientifique similaire au Giec, chargée d'analyser les projections concernant les dégradations climatiques et les déplacements forcés.

La même année, Bonnie Doberty et Tyler Giannini ont également développé un projet de 'Convention internationale pour les réfugiés climatiques'. Cette proposition comprend six conditions pour accorder ce statut, notamment la migration forcée liée à la survie, la réinstallation temporaire ou permanente, le franchissement de frontières internationales, la perturbation environnementale liée aux changements climatiques, l'aspect soudain ou progressif des bouleversements environnementaux, et la relation avec l'impact humain sur ces changements (34) .

Cependant, ces propositions suscitent des critiques pour leur manquement à prendre en compte des réalités locales. Elles tendent à nier les mesures d'adaptation possibles et le fait que la majorité des déplacements sont internes.

Depuis 2016, le cabinet DS Avocats en collaboration avec le Barreau de Paris s'est engagé dans l'élaboration d'un nouveau projet de convention. Ce projet propose une nouvelle définition du "déplacé climatique", désignant le "bouleversement environnemental" comme étant la cause du déplacement de personnes, à l'intérieur ou à l'extérieur d'un État, en raison d'un changement environnemental soudain ou progressif mettant en danger la vie de groupes de personnes. Ce terme de "déplacés environnementaux" a été choisi pour éviter toute confusion avec le terme "réfugié" de la Convention de Genève de 1951 et pour distinguer les questions des réfugiés environnementaux de celles spécifiques au réchauffement climatique.

Le projet de Charte définit un déplacé environnemental comme une personne « contrainte de quitter son lieu de vie en raison d'un "bouleversement environnemental", qui peut être soit un changement environnemental brutal et imprévu, soit une conséquence d'actions naturelles et/ou humaines dans un contexte progressif ». La Charte fixe également les obligations des États partis. Ces obligations incluent l'adoption de mesures nécessaires pour garantir le respect et l'application de la convention, ainsi que la promotion de conventions bilatérales entre pays frontaliers pour améliorer la prise en charge des déplacés environnementaux et garantir leurs droits. La Charte énumère également une liste de droits individuels pour les déplacés environnementaux, tels que le droit au secours, à l'assistance, à la réinstallation une fois les dangers écartés, à la dignité, au respect de l'unité familiale, ainsi que le droit de bénéficier automatiquement des droits accordés aux réfugiés.

Contrairement à la proposition de l'Université de Limoges, ce projet de Charte tire parti des institutions internationales existantes. Le Haut-Commissariat des Nations unies pour les réfugiés (HCR) pourrait être chargé de surveiller sa mise en œuvre, tandis que la Cour internationale de Justice serait compétente pour traiter tout conflit découlant de l'interprétation ou de l'application de la Charte (35) .

CONCLUSION

Le nombre de déplacés environnementaux est destiné à croître de manière significative à mesure que les effets des changements climatiques s'intensifient. La majorité de ces déplacements demeureront cependant internes.

Aujourd'hui, le cadre juridique qui régit la protection des déplacés environnementaux n'est pas contraignant, laissant ainsi de nombreux individus dans l'impossibilité de migrer décemment en cas de catastrophe naturelle, ou de dégradation progressive de leur environnement initial. L'incapacité de la Convention de Genève à accorder le statut de réfugié aux déplacés environnementaux souligne donc le besoin d'adopter des mécanismes juridiques innovants plus spécifiques.

Plusieurs approches ont été explorées ici pour améliorer la protection de ces personnes, et pourraient servir de base à des recherches plus approfondies qui mêleraient le droit, les politiques publiques, et les sciences de l'environnement.

L'adoption d'une convention internationale dédiée permettrait d'intensifier les engagements des États vers une meilleure prise en charge de ces déplacés, bien que la proposition se heurte aux divergences des États et à la réticence d'institutions internationales. Parallèlement, des instruments régionaux, similaires à la convention de Kampala, pourraient être initiés dans d'autres zones géographiques. De même, la mise en œuvre de politiques publiques pour encourager l'accueil de migrants ainsi que des mesures d'adaptation des États les plus touchés par les changements climatiques seront nécessaires pour répondre à ce défi.

Enfin, rappelons que (36) « la promulgation de définitions et de catégories ne devrait pas dépasser la recherche pour des solutions réelles et viables ».

1. Groundswell Report « Climate Change Could Force 216 Million People to Migrate Within Their Own Countries by 2050 » World Bank, 20212. Martinet Y., « Towards real rights for environmentally displaced persons » presentation for the Paris Bar Association, 20163. Birkmann J., Liwenga E., Pandey R., Boyd E., Djalante R., Gemenne F., Leal Filho W., Pinho P.F., Stringer L., and Wrathall D. : Poverty, Livelihoods and Sustainable Development, Climate Change 2022 : Impacts, Adaptation and Vulnerability, Contribution of Working Group II to the Sixth Assessment Report of the Intergovernmental Panel on Climate Change [H.-O. Pörtner, D.C. Roberts, M. Tignor, E.S. Poloczanska, K. Mintenbeck, A. Alegría, M. Craig, S. Langsdorf, S. Löschke, V. Möller, A. Okem, B. Rama (eds.)]. Cambridge University Press, Cambridge, UK and New York, NY, USA, pp. 1171–1274, doi:10.1017/97810093258444. International Organization for migration, IOM's comprehensive approach to disaster displacement », standing committee on programmes and finance, Thirty-second Session, 20235. Convention de Genève, 1949 : « Toute personne qui craint (…) avec raison d'être persécutée du fait de sa race, de sa religion, de sa nationalité, de son appartenance à un certain groupe social ou de ses opinions politiques, se trouve hors du pays dont elle a la nationalité et qui ne peut ou, du fait de cette crainte, ne veut se réclamer de la protection de ce pays; ou qui, si elle n'a pas de nationalité et se trouve hors du pays dans lequel elle avait sa résidence habituelle à la suite de tels événements, ne peut ou, en raison de ladite crainte, ne veut y retourner ».6. Groupe d'experts intergouvernemental sur l'évolution du climat7. St-Louis M., La protection des personnes déplacées pour des raisons liées au climat, Université d'Ottawa, 20138. Savin P., Martinet Y., Gendelman G.J., Problématique des déplacés environnementaux, il est grand temps d'agir, Acteurs publics & entreprises, complément d'enquête & expertise, 20149. Denis M., Quel régime juridique pour la migration climatique en droit international ? RJSP, 201810. Pécoud A., L'ONU face aux migrants : une mission inaboutie ? , Cahiers d'histoire. Revue d'histoire critique, 142, 2019, p. 77-9211. Bonhomme C., Les « déplacés climatiques » et l'évolution des discours des institutions internationales : une étude de cas du Haut-Commissariat pour les Réfugiés, Université de Montréal, 2021

12. Martinet Y., Déplacés environnementaux : une urgence extrême pour l'action, RJSP, 202013. Cournil C. et Gemenne F., Les populations insulaires face au changement climatique : des migrations à anticiper, Vertigo, vol. 10, n°3, 201014. Savin P., Martinet Y., Gendelman G.J., op. cit.15. Vallot D., La politique migratoire entre la Nouvelle-Zélande, Tuvalu et Kiribati, Enjeux autour d'une qualification environnementale, dans Cournil C., Mobilité humaine et environnement ; Du global au local, 2015, Éditions Quæ, p. 313-33016. Kayentao H., Les changements climatiques et les migrations dans le Sahel : enjeux, solutions, perspectives, Revue d'étude des migrations africaines, 2023, vol. 117. Martinet Y., op. cit.18. Teitiota, supra, note 51, at 1119. Papadakos E., Case Note : The Lack of Teeth in Teitiota: Exploring the Limits of the Groundbreaking U.N. Human Rights Committee Case, Natural Ressources Journal, vol. 63, 202320. Imbert L., Premiers éclaircissements sur la protection internationale des « migrants climatiques » », La Revue des droits de l'homme [En ligne], Actualités Droits-Libertés, mai 202021. Papadakos E., op. cit.22. Martinet Y., op. cit.

23. Cournil, C., 2010, op. cit.24. Gemenne F., op. cit.25. OECD Report, Who bears the cost of integrating refugees ?, 201726. International Refugee day conference, New-York University (SUNY)27. Bonhomme C., op. cit.28. Déplacés climatiques : vers une protection juridique des victimes du changement climatique fondée sur le concept de vulnérabilité, Université du Québec à Montréal, 201629. Papadakos E., op. cit.30. Portillo Cáceres et a. c. Paraguay, CCPR/C/126/D/2751/2016, Comm. 2751/2016 | Réseau-DESC31. Francis A., Free movement agreements & climate-induced migration : A Caribbean Case Study, Sabin center for climate change law, Columbia law school, 201932. European Parliament, The Economic Impact of Suspending Schengen, mars 201633. Cournil C. Les 34. Cournil C. et Gemenne F., op. cit.35. Martinet Y., op. cit.36. Lasailly-Jacob & Zmolek, 1992

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