La durée de fonctionnement des réacteurs nucléaires français peut-elle être étirée jusqu'à soixante ans, voire au-delà ? C'est la question posée à l'Autorité de sûreté nucléaire (ASN) par les pouvoirs publics dans le cadre des travaux préparatoires de la prochaine programmation pluriannuelle de l'énergie (PPE). Pour l'instant, « cet horizon s'avère (…) trop lointain pour que les enjeux en matière de sûreté nucléaire puissent être pris en compte de manière suffisamment anticipée dans la définition de la politique énergétique », explique l'ASN, qui vient de remettre un premier avis (1) sur le sujet.
Un dossier peu étayé techniquement
Le sujet semble d'autant plus prématuré que, pour l'instant, les éléments soumis par EDF « sont peu étayés techniquement », déplore l'ASN. Et cela, alors même que la poursuite des réacteurs de 1 300 mégawatts (MW) au-delà de quarante ans n'est pas encore acquise (l'ASN ne statuera qu'en 2025).
Concrètement, l'ASN s'est penchée sur les conclusions de l'analyse préliminaire réalisée par EDF sur la capacité des réacteurs à fonctionner jusqu'à soixante ans, ainsi que sur les enjeux techniques associés. Pour l'instant, l'ASN a identifié deux sujets techniques qui doivent être analysés prioritairement par EDF.
Doutes sur la résistance de certains coudes
Le premier est la résistance mécanique de certaines portions des tuyauteries principales du circuit primaire de plusieurs réacteurs. L'ASN estime que la ténacité de l'acier composant ces tronçons, appelées coudes E, peut « être très faible » après quarante à soixante ans. L'Autorité demande donc à EDF de démontrer la résistance de ces coudes en acier inoxydable moulé, en tenant compte d'éventuels défauts de fabrication. En effet, le moulage de ces pièces est propice à de tels défauts et certains ont été détectés lors des examens radiographiques de fin de fabrication.
Problème : « les coudes E concernés par cette problématique sont considérés par EDF comme difficilement remplaçables, car ils sont directement connectés à la cuve et situés dans une zone soumise à des niveaux d'irradiation rendant difficiles les interventions humaines de longue durée. »
Pour l'instant, cinq réacteurs présentent des coudes E pour lesquels les analyses mécaniques réalisées lors de la quatrième visite décennale ne permettent pas de justifier une poursuite à soixante ans : le réacteur 4 du Tricastin (Drôme), le réacteur 2 de Saint-Laurent-des-Eaux (Loir-et-Cher), le réacteur 4 de Dampierre (Loiret), le réacteur 3 du Blayais (Gironde) et le réacteur 2 de Paluel (Seine-Maritime).
EDF propose des pistes d'action, comme des évolutions des méthodes de justification mécanique, le développement de nouvelles méthodes de contrôles pour caractériser de petits défauts (pour les exclure de la liste des défauts problématiques), ou le remplacement de ces coudes avec des techniques d'intervention robotisées. Mais « la démonstration de leur caractère suffisant n'est pas acquise ».
Risque sismique à Cruas
Le second sujet concerne les réacteurs de la centrale nucléaire de Cruas (Ardèche), et la prise en compte du retour d'expérience du séisme survenu au Teil, le 11 novembre 2019. L'ASN explique qu'EDF doit mener des investigations complémentaires. Et de prévenir : « Si ces investigations montraient la présence, sous le site de Cruas, d'une faille capable d'induire une rupture en surface, la démonstration de sûreté de cette centrale serait complexe à établir et pourrait nécessiter des travaux conséquents. » La découverte d'une telle faille pourrait même remettre immédiatement en cause la poursuite du fonctionnement des réacteurs de la centrale, sans attendre la visite décennale suivante, alerte l'ASN.
Par ailleurs, d'autres facteurs « doivent également faire l'objet d'une attention particulière dans la perspective d'un fonctionnement jusqu'à soixante ans ». Y figurent en particulier les effets attendus du changement climatique. L'ASN attire l'attention sur les effets cumulés de la prolongation des réacteurs actuels jusqu'à soixante ans et de la mise en service de nouveaux réacteurs sur les sites actuels. Cette stratégie « [pourrait] induire une pression supplémentaire en termes de prélèvements d'eau et de rejets radiologiques, chimiques et thermiques cumulés sur certains bassins versants », explique l'Autorité, qui juge nécessaire « de prévoir, dès à présent, des évolutions technologiques des installations, dans le cadre d'une approche globale et de long terme ».
Autre sujet : le fonctionnement, dans des conditions de sûreté satisfaisantes, des installations du cycle du combustible. L'indisponibilité de certaines installations ou la saturation des piscines de La Hague (Manche) sont des « situations bloquantes », prévient l'ASN.