Embouteillages, tension, retard. Comme partout dans le monde, le périphérique bordelais, long de quarante-deux kilomètres, est un enfer le matin et le soir aux heures de pointe. Le constat est simple : la rocade enregistre un trafic de 85.000 à 130.000 véhicules par jour. L'anneau bordelais, sur les parties à deux fois deux voies, se retrouve ainsi à saturation pendant la plus grande partie de la période diurne. En majorité résidents de l'agglomération, les usagers perdent un temps fou en ralentissements et blocages, du lundi au vendredi.
Depuis fin 2009, la Communauté Urbaine de Bordeaux et la préfecture de la région Aquitaine se penchent sur le projet d'un élargissement à deux fois trois voies de la rocade rive gauche (A630), entre les échangeurs n°4 et 16. Une convention entre l'Etat (103M€) et la Communauté urbaine de Bordeaux (CUB, 34M€) qui désengorgerait déjà fortement le trafic aux heures de pointe. Mais pour la CUB, l'objectif est surtout de faire accepter l'élargissement de la rocade pour une réservation d'une file de circulation aux véhicules à fort taux d'occupation : les véhicules dont le trajet est partagé par deux usagers ou plus. Cette demande a été transmise au ministre de l'Ecologie, de l'énergie, du développement durable et de la mer qui avait chargé le vice-président du conseil général de l'environnement et du développement durable de désigner une mission d'expertise.
Février 2011 : les chargés de mission, Christian Pitié, membre permanent du CGEDD (Conseil général de l'environnement et du développement durable) et Christine Deffayet, ingénieure en chef des travaux publics de l'Etat, avec l'appui d'Henri Breuil, membre permanent du CGEDD, rendent leur rapport d'étude. La rocade bordelaise pourrait bien être prochainement élargie avec une voie de gauche réservée aux covoitureurs.
Le projet bordelais s'inspire tout particulièrement de l'exemple de Washington où le corridor autoroutier ouest de la ville est réservée aux covoitureurs, depuis déjà plus de vingt ans. Les contrôles se font justement par des motards, fréquemment victimes d'accidents, et le coût du contrôle absorbe une grande partie du produit des amendes. À Washington, il s'agit d'une radiale très large, (deux fois trois voies à deux fois cinq voies selon les sections), où les trajets sont assez longs (typiquement 40 minutes), et le taux de congestion élevé. Les covoitureurs observent donc un gain de temps assez important : entre quinze et trente minutes. Il s'est aussi mis en place un système d'autostop à grande échelle qui permet aux automobilistes qui le souhaitent de trouver des passagers sans aucune contrainte de planification.
L'étude menée montre que 83 % des véhicules ne sont occupés que par une personne sur le trajet domicile-travail. Seulement 15 % le sont par deux personnes, tandis que 1,5 % des véhicules comptent trois passagers. Quant aux trajets à quatre, ils ne se font que dans 0,5 % des cas.
L'objectif d'une troisième voie réservée aux "véhicules à fort taux de remplissage", est donc tout bonnement d'encourager un meilleur remplissage des véhicules légers, dont l'avantage est de réduire la congestion du trafic, mais aussi les émissions de gaz à effet de serre, responsables du changement climatique. Envisager, donc, de partager son véhicule avec des personnes faisant à peu près le même trajet quotidien.
Sur le plan pratique, du point de vue des auteurs du rapport, seule la file de gauche peut faire l'objet d'une réservation. La voie la plus à droite doit pouvoir être utilisée par les véhicules qui s'apprêtent à quitter la rocade ou qui viennent d'y entrer.
D'après les calculs des chargés de mission, "aux heures de fort trafic, le trafic sur la voie de gauche des sections à deux fois trois voies de la rocade est d'environ 1.500 véhicules par heure, presque exclusivement des véhicules légers". Avec 17 % de covoitureurs (595 véhicules par heure), la voie de gauche n'étant accessible qu'aux véhicules à fort taux d'occupation suffisamment éloignés de leur point d'entrée ou de sortie sur la rocade, 560 véhicules rouleront sur la rocade rive gauche "après mise à deux fois trois voies, cela en supposant que la réglementation est parfaitement respectée et que le taux de covoiturage ne change pas". La réglementation d'ailleurs du code de la route sera à revoir afin d'assurer la sécurité juridique du dispositif, notamment l'opposabilité de la signalisation.
Une mise en œuvre complexe
Mais comment vérifier que les usagers de la voie de gauche sont bien des covoitureurs ? La vidéosurveillance s'est avérée inexploitable à cause du reflet sur les vitres qui ne permet pas de comptabiliser le nombre de passagers dans le véhicule. Or, un contrôle efficace est nécessaire au bon fonctionnement du projet. Les auteurs du rapport excluent totalement l'utilisation de motards, qui, en passant auprès des véhicules, pourraient vérifier qu'il s'agisse bien de covoitureurs, et dans le cas contraire, leur attribueraient des contraventions. Ce procédé n'est pas envisageable en raison de sa dangerosité. Les auteurs du rapport envisagent donc l'implantation de deux caméras : l'une sur la rocade le long de la file réservée, qui lirait la plaque de tous les véhicules l'empruntant. L'autre un peu en amont du poste de contrôle, qui détecterait les véhicules de la voie réservée : "les forces de contrôle pourraient alors arrêter les véhicules concernés et vérifier leur taux d'occupation".
Comment devenir rentable et donc incitatif
Difficile de convaincre les automobilistes de partager leurs trajets domicile-travail. Vouloir covoiturer peut entraîner une perte de temps pour le conducteur qui doit chercher un passager pour le trajet, parfois faire un détour pour aller chercher ou déposer le passager, doit combiner les horaires de départ et de retour… Et le passager court aussi le risque d'être oublié ou annulé. D'ailleurs, une étude de 2009 de l'Ademe révèle que, vingt ans après les débuts du principe de covoiturage, seulement trois millions de Français l'ont pratiqué au moins une fois. L'engouement est toutefois grandissant, et si l'on répertoriait déjà 78 sites de covoiturage en 2007, l'Ademe recence aujourd'hui deux cent services de covoiturage organisé.
Les auteurs du rapport considèrent aussi que pour être incitative la priorité au covoiturage doit constituer un gain de temps de cinq à six minutes minimum : "cela correspond sensiblement au temps passé à s'occuper du passager supplémentaire". Quant à la file, il est nécessaire que celle-ci ait une longueur minimale de 12 kilomètres de long afin que l'incitation soit optimale.
Pour le moment, la pertinence de la réservation d'une file de la rocade aux véhicules à fort taux de d'occupation n'est pas assurée. Mais dès lors que le programme d'action construit par la CUB permettra d'espérer des progrès suffisants en matière de covoiturage pour que la réservation de file ait un effet positif sur les conditions de circulation, et qu'un dispositif de contrôle crédible pourra être mis en place, une mise en œuvre expérimentale pourra être tentée sur un tronçon des voies rapides urbaines de Bordeaux. Les tronçons les plus judicieux semblant être l'actuel deux fois deux voies de la rocade, lors de son élargissement, et la section à deux fois trois voies de l'A10, corridor nord.