La libéralisation des échanges entre Europe et Etats-Unis est un serpent de mer qui ressort périodiquement depuis le très décrié Accord multilatéral sur les investissements (1998), retiré par le Premier ministre de l'époque, Lionel Jospin, sous la pression des contestations. En 1998 également, le Commissaire européen Sir Leon Brittan avait tenté un Partenariat économique transatlantique, mais l'initiative était restée sans suite. Plus récemment, le projet de traité ACTA sur la contrefaçon a été rejeté par le Parlement européen pour ses dispositions sur la propriété intellectuelle. L'Organisation mondiale du commerce (OMC) suscite des mobilisations récurrentes du fait que les arbitrages rendus par son Organe de règlement des différends tendent à être plus favorables au commerce qu'aux normes sociales et environnementales.
Accord commercial à large spectre
En cours de négociation entre l'Union européenne et les Etats-Unis, le Partenariat transatlantique de commerce et d'investissement (Transatlantic Trade and Investment Partnership, TTIP) est un accord commercial à large spectre, qui couvre un vaste éventail de questions et de secteurs, y compris la sécurité alimentaire, les organismes génétiquement modifiés (OGM), les produits chimiques, les combustibles et la protection des données. "Dans l'intérêt du secteur privé, les négociations risquent d'affaiblir, voire de revenir sur des mesures de protection décidées démocratiquement et mises en œuvre pour protéger l'environnement et les citoyens", souligne un panel d'associations (Attac, Aitec, Agir pour l'Environnement, Amis de la Terre, Confédération paysanne, France Libertés) dans un communiqué du 6 mars.
Dans une étude publiée conjointement au mois de mars, Attac, the Blue Planet Project, Corporate Europe Observatory, Friends of the Earth Europe, Powershift, Sierra Club et le Transnational Institute s'alarment : "Il est à craindre que les négociations privilégient la protection des investissements du secteur privé aux mesures de protection en faveur des citoyens et de l'environnement, permettant aux entreprises de solliciter des dédommagements lorsque les décisions gouvernementales affectent leurs bénéfices. Ceci pourrait favoriser les intérêts des entreprises désireuses d'exploiter les ressources naturelles par l'intermédiaire de technologies dangereuses et dont les activités pourraient être concernées par des réglementations environnementales ou de santé".
En l'occurrence, libéraliser la fracturation hydraulique utilisée pour extraire des combustibles fossiles non conventionnels, tels que les gaz et pétrole de schiste, le tight gas et le gaz de couche, est un des déterminants de ce projet de partenariat, qui balaierait ainsi toute contestation locale.
Le règlement des différends, arme de guerre
Du fait de la libéralisation des échanges, accélérée depuis la création de l'OMC en 1994, le nombre de litiges commerciaux explose dans le monde. Les entreprises transnationales du secteur extractif se tournent de plus en plus vers les tribunaux d'arbitrage internationaux pour résoudre les conflits portant sur les ressources naturelles, observe l'Institute for Policy Studies. Dans le domaine énergétique, l'arme juridique est puissante. En l'occurrence, en 2011, suite au vote de la loi d'interdiction de la fracturation hydraulique en France, les permis de l'entreprise pétrolière et gazière américaine Schuepbach et de l'entreprise multinationale française Total ont été annulés. Chacune a déposé un recours en justice contre l'Etat français afin de récupérer ses permis respectifs. Schuepbach a par ailleurs contesté la loi d'interdiction pour non-conformité à la Constitution. Le Conseil constitutionnel français s'est prononcé contre l'entreprise, en faisant valoir que l'interdiction était un moyen valable et approprié de protection de l'environnement.
Au Québec, les mobilisations citoyennes contre la fracturation hydraulique ont conduit le gouvernement à imposer un moratoire en juin 2011 interdisant tout forage jusqu'aux résultats de l'étude d'impact en cours. Les droits de forage ont été retirés, y compris les permis de la compagnie pétrolière et gazière Lone Pine Resources. En 2012, le moratoire a été étendu à toute exploration et exploitation des gaz de schiste au Québec. Lone Pine Resources a alors annoncé son intention de contester le moratoire. Mais au lieu d'aller devant un tribunal canadien, l'entreprise, basée au Canada, se sert de sa maison-mère située dans l'État du Delaware (États-Unis) afin d'entamer des poursuites en vertu de l'Accord de libre-échange nord-américain (ALENA), dont seules les entreprises américaines et mexicaines peuvent faire usage. L'entreprise réclame 250 millions de dollars canadiens de dommages et intérêts au Canada.
"Le cas de Lone Pine est inquiétant car il montre comment des gouvernements peuvent être vulnérables aux litiges investisseur-Etat liés à la fracturation hydraulique ou à d'autres projets miniers controversés. Les entreprises désireuses d'extraire des énergies fossiles non conventionnelles en Europe pourraient être en mesure de contester les mesures prises dans l'intérêt public dès lors qu'elles ont une filiale aux Etats-Unis. Plusieurs entreprises américaines, telles que Chevron et Conoco Philips, sont impliquées dans des projets d'extraction d'énergies fossiles non conventionnelles en Europe. Les entreprises qui investissent aux Etats-Unis avec une filiale dans l'UE auraient les mêmes droits", soulignent les ONG.
Un mécanisme de règlement des différends dans le Partenariat transatlantique de commerce et d'investissement pourrait compromettre la capacité des pouvoirs publics à réglementer ou interdire des pratiques dangereuses telles que la fracturation hydraulique. Les faits montrent que la simple menace d'un conflit entre un investisseur et un État peut avoir un effet paralysant sur la volonté des gouvernements de réglementer, ne serait-ce qu'en raison des coûts élevés des procédures de litiges, auxquelles les compagnies transnationales sont rompues. L'inclusion d'un mécanisme de règlement des différends, en cours de négociation entre Etats-Unis et Union européenne sous l'égide du Commissaire européen au commerce Karel de Gucht, leur donnerait une arme de guerre pour contester des politiques d'intérêt public.