L'existence de l'anthropocène n'est plus très loin d'être formellement validée par la communauté scientifique. Réunis le 11 juillet à l'Institut Max Planck de géoanthropologie de Jena, en Allemagne, les chercheurs du Groupe de travail sur l'anthropocène (AWG) de la Commission internationale de stratigraphie (ICS) se sont accordés sur un lieu-candidat, qui pourrait servir de point de référence à la nouvelle époque géologique : le lac Crawford au Canada.
Mémoire canadienne de l'humanité
Ce lac, situé à seulement 62 kilomètres au sud-ouest de Toronto, a été sélectionné parmi une douzaine d'autres sites potentiels à travers le monde pour plusieurs raisons. La première est sa facilité d'accès pour n'importe quel chercheur, au niveau pratique comme sur le plan réglementaire. Au Canada, le lac Crawford fait en effet l'objet d'une zone de protection naturelle à l'échelle régionale et d'une zone d'intérêt naturel et scientifique pour la province de l'Ontario.
D'une surface de 2,4 hectares pour une profondeur de 24 mètres, cette étendue d'eau demeure surtout méromictique : entourée de forêts, à l'abri du vent ou d'un fort débit fluvial, elle reste statique parfois pendant plusieurs décennies et laisse ainsi son sédiment se déposer et se consolider parfaitement au fil des saisons, année après année, sans perturbation du processus. « Cette capacité à archiver précisément des informations géochimiques, qui peuvent être ensuite comparées à d'autres données sur les grands changements environnementaux, rend ce site particulièrement important », souligne Simon Turner, géologue à l'université-collège de Londres et secrétaire du Groupe de travail sur l'anthropocène. Les différentes couches sédimentaires, ou varves, du lac ont déjà été étudiées et ont par exemple permis de reconstituer le mode de vie des autochtones canadiens au 15ème siècle, notamment avec des pollens fossiles de maïs.
L'ère nucléaire, marqueur de l'anthropocène
Parmi les marqueurs de l'anthropocène présents au fond du lac Crawford, les chercheurs y ont retrouvé des cendres de combustion du pétrole et du charbon, des métaux lourds comme le cuivre et le plomb ou encore des microplastiques. Un marqueur en particulier a retenu leur attention : la présence de plutonium. Rarement relevé dans la nature, ou à l'état de simples traces, cet élément chimique montre des concentrations sans précédent dans des strates datées d'après 1950. Le 1er novembre 1952, les États-Unis effectuent la première explosion-test d'une bombe à hydrogène, avec l'opération « Ivy Mike » dans l'attol d'Eniwetok dans le Pacifique. Cet essai a produit des isotopes radioactifs du plutonium et des métaux lourds encore inconnus (l'einsteinium et le fermium).
En somme, « une pareille présence de plutonium nous donne un marqueur indéniable du moment où l'humanité est devenue une telle force géologique qu'elle pouvait laisser une empreinte incomparable à l'échelle des temps passés », souligne Andrew Cundy, chercheur en radioactivité environnementale à l'université de Southampton et membre de l'AWG. Cet essai atomique, comme le reste des prémisses de l'ère nucléaire, coïncide avec ce que les chercheurs surnomment la « grande accélération », une multiplication rapide des activités humaines à fort impact environnemental – notamment dans la consommation d'énergie et de carburants – initiées après la Seconde guerre mondiale. Ce phénomène incarne, selon eux, le moment où l'holocène, époque géologique entamée après la dernière glaciation il y a 11 700 ans (et donc dite « interglaciaire »), cède sa place à l'anthropocène. Et, si le lac Crawford fait consensus, elle ferait du « crawfordien », le premier âge de la 39ème époque géologique de l'histoire de la Terre.
Validation formelle en 2024
D'apparence anodine, ce choix est en réalité essentiel pour créer un consensus scientifique sur l'anthropocène. Une fois validé, ce lieu-candidat pourra être considéré comme le point stratotypique mondial (PSM), souvent symbolisé sur place par un clou d'or, qui offre une référence tangible et accessible à une limite géologique pour la communauté scientifique. C'est seulement à cette condition que l'Union internationale des sciences géologiques (IUGS) peut officiellement ratifier une proposition d'époque géologique et, en l'occurrence, clore ainsi un débat de plus de vingt ans : considérer que les conséquences de l'activité humaine impactent tellement notre planète qu'elles produisent bel et bien une empreinte géologique sur la croûte terrestre. Les géologues de l'ICS valideront officiellement cette décision d'ici à la fin de l'année, avant un vote final de l'IUGS prévu en 2024.