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Les enseignements de la décision La Poste en matière de vigilance environnementale

Si le contentieux se concentre sur les dérives du système de sous-traitance en cascades, il est d'ores et déjà possible d'en tirer des enseignements pour les contentieux en matière de vigilance environnementale.

DROIT  |  Commentaire  |  Gouvernance  |  
   
Les enseignements de la décision La Poste en matière de vigilance environnementale
Brice Laniyan
Juriste chez Notre Affaire à tous, docteur en droit
   

La loi du 27 mars 2017 a été pensée à partir de cas d'atteintes aux droits humains et à l'environnement survenus à l'étranger, tels que le Rana Plaza ou la catastrophe de Bhopal. Pourtant, le cas d'espèce (1) , qui a donné lieu à la première décision sur le fond en matière de devoir de vigilance, a débuté sur la plateforme Chronopost d'Alfortville. Le législateur n'avait certainement pas à l'esprit la mort tragique de Seydou Bagaga (2) , mais comme le rappelle la décision du 5 décembre 2023, l'obligation de vigilance s'applique aussi bien aux sous-traitants et aux fournisseurs à l'étranger qu'à ceux opérant en France.

Après trois mises en demeure (ci-après « MED »), le syndicat Sud PTT a assigné la tête du groupe La Poste le 22 décembre 2021. Ce recours en injonction portait, à titre principal, sur l'insuffisance du plan de vigilance de l'entreprise en matière de prévention des risques graves à la santé et à la sécurité liés au recours intensif à la sous-traitance au sein de filiales telles que Chronopost ou Géopost (ex DPD).

La chambre sociale du tribunal judiciaire de Paris a fait droit à la plupart des demandes du syndicat, en enjoignant à S.A. La Poste d'amender son plan de vigilance. Une décision balancée qui semble satisfaire les deux parties (3) . Le tribunal judiciaire a certes refusé d'accéder à la demande d'astreinte formulée par Sud PTT au soutien d'une demande d'injonction qui visait à ordonner à La Poste de publier la liste de ses fournisseurs ou sous-traitants, d'une part, et d'adopter diverses mesures de sauvegarde, d'autre part. En revanche, il a enjoint l'entreprise à :

- compléter le plan de vigilance par une cartographie des risques destinée à leur identification, leur analyse et leur hiérarchisation ;

- établir des procédures d'évaluation des sous-traitants en fonction des risques précis identifiés par la cartographie des risques ;

- compléter son plan de vigilance par un mécanisme d'alerte et de recueil des signalements après avoir procédé à une concertation des organisations syndicales représentatives ;

- publier un réel dispositif de suivi des mesures de vigilance.

La célérité avec laquelle l'affaire est arrivée devant le tribunal peut surprendre. Elle s'explique par l'absence d'incidents de procédure soulevés par l'entreprise. La Poste souhaitait probablement obtenir une décision rapidement afin de clarifier l'objet et l'étendue du devoir de vigilance, qu'elle reprochait à Sud PTT d'instrumentaliser pour faire le procès de la sous-traitance et réclamer une réécriture du code du travail par voie jurisprudentielle.

La décision du 5 décembre 2023 est importante car c'est la première rendue sur le fond. L'intérêt qu'elle suscite dépasse les seules questions liées aux dérives du système de sous-traitance en cascade mis en place pour les activités de transport, de livraison et de manutention des envois. En se prononçant sur le fond du dossier, le tribunal judiciaire a donné des indications sur la manière dont les recours environnementaux fondés sur la loi relative au devoir de vigilance (I) – pour le moment bloqués au stade de la mise en état – pourraient prochainement être jugés. Cet exercice prospectif a toutefois ses limites, dans la mesure où il ne repose que sur une décision, qui plus est de première instance, rendue par une chambre sociale au sujet d'une entreprise détenue à 100 % par des capitaux publics et relativement bien perçue du grand public. Tous ces éléments contextuels pondèrent nécessairement les enseignements qu'il est possible de tirer au sujet des autres affaires sur le devoir de vigilance en matière environnementale (II).

I.  Vue d'ensemble des contentieux en vigilance environnementale

1. La diversité des litiges environnementaux

Il existe aujourd'hui une vingtaine d'affaires (4) connues en matière de vigilance (5) . Parmi elles, dix concernent des questions environnementales et plus spécifiquement le climat (6) , la déforestation (7) , la biodiversité (8) et les pollutions (9) . Cette catégorisation est évidemment réductrice tant les problématiques environnementales s'enchevêtrent dans les différents litiges, auxquels se rajoutent souvent des questions d'atteintes graves aux droits humains. C'est le cas des affaires Envol Vert et a. c. Casino et CPT et a. c. BNP, qui se concentrent sur le caractère systémique des atteintes à l'environnement (déforestation, perte de biodiversité et de puits de carbone), aux droits humains (accaparement de terres, violations des droits des peuples autochtones, esclavage et travail forcé) et à la santé et sécurité des personnes (émissions de monoxyde de carbone et de microparticules, aggravation des risques de zoonoses) causées par le secteur de l'élevage bovin au Brésil et en Colombie.

Certaines de ces affaires font suite à la production de rapports d'ONG documentant les risques d'atteintes à l'environnement et aux droits humains liés aux activités d'une entreprise ou d'un secteur. La MED adressée à Carrefour par Bloom se fonde sur une série de rapports nommée « TunaGate », qui décrit le rôle de la grande distribution européenne dans le secteur de la pêche thonière. Cette dernière continue de s'approvisionner auprès de gros armateurs industriels (Fong Chun Formosa, Thai Union et Dongwon Group) pratiquant des techniques de pêche destructrices (dispositifs de concentration de poisson, radeaux ultra technologiques, palangres, filets maillants…) pour les écosystèmes marins et concentrant des risques importants de violation des droits humains (10) . Dans d'autres cas, en matière climatique notamment, les requérants se fondent sur des documents publics tels que le rapport spécial du Giec (11) sur les conséquences d'un réchauffement planétaire à 1,5 °C, ou encore le rapport du groupe d'experts onusien de haut niveau sur les engagements net-zéro (12) .

Beaucoup d'affaires en cours s'attardent sur les risques d'atteintes au niveau des chaînes d'approvisionnement de grands groupes, alors que les affaires climatiques se focalisent plutôt sur l'aval en insistant notamment sur les impacts négatifs consécutifs à la combustion fossile. Le contentieux Notre Affaire à tous et a. c. TotalEnergies, par exemple, s'intéresse aux risques d'atteintes graves occasionnés par les émissions de gaz à effet de serre (ci-après « GES ») résultant du cycle de vie des produits fossiles qui représentent près de 90 % des émissions de l'énergéticien.

2. Des fondements juridiques variés

Si l'essentiel des actions environnementales se fonde sur l'article L. 225-102-4 du code de commerce qui ouvre une action en injonction, d'aucunes incluent aussi des demandes en réparation conformément à l'article L. 225-102-5 du même code qui prévoit une action en responsabilité civile. Dans le dossier Casino, les organisations représentant les peuples autochtones affectés au Brésil et en Colombie ont demandé réparation pour la perte de chance – résultant des fautes de vigilance de l'entreprise – de jouir pleinement d'un environnement préservé, composante indispensable de leur cadre de vie et de leurs moyens de subsistance.

Certains recours ne se contentent pas d'invoquer la loi du 27 mars 2017 au soutien des demandes en vigilance. C'est le cas de Notre Affaire à tous et a. c. BNP Paribas, qui intègre aussi, à titre complémentaires ou subsidiaires, l'obligation de prévention des dommages écologiques (13) , l'exécution forcée d'un engagement unilatéral de volonté (14) ou quasi-contrat (15) à atteindre la neutralité carbone en 2050.

3. La création d'une chambre dédiée aux « contentieux émergents »

Ces affaires soulèvent des questions de fond complexes qui nécessitent des compétences juridiques transversales et, dans une certaine mesure, une spécialisation sur les sujets « Business & Human Rights ». C'est la raison pour laquelle, par ordonnance de roulement du premier président de la cour d'appel, une chambre dédiée aux « contentieux émergents » a été créée, le 18 janvier 2024, au sein du pôle économique. Dans l'attente des décisions consécutives à l'audience du 5 mars 2024, où trois affaires sur le devoir de vigilance seront audiencées le même jour, il est d'ores et déjà possible de tirer des enseignements de la décision La Poste pour les contentieux du type vigilance environnementale. La juridiction ne se prononcera a priori que sur des questions de procédure, mais elle pourrait également saisir l'occasion pour se positionner plus globalement sur le sens de la loi.

II. Les potentiels impacts de la décision La Poste en matière de vigilance environnementale

La décision La Poste ne peut, pour l'heure, être considérée comme une « jurisprudence ». Il s'agit, toutefois, de la seule décision au fond ayant fait application de la loi relative au devoir de vigilance, ce qui lui confère une certaine importance.

1. Des précisions utiles sur l'interprétation de la loi

Ce cas démontre que la loi sur le devoir de vigilance est opérationnelle en l'état. Les entreprises ne peuvent plus arguer de l'absence de décret d'application ou du caractère trop général et concis du texte du 27 mars 2017 pour justifier l'insuffisance de leurs plans de vigilance. La chambre sociale a fait preuve de pédagogie en interprétant chaque item prévu par la loi afin que les entreprises sachent précisément ce qui est attendu d'elles (16) .

La première précision apportée par la décision du 5 décembre 2023 porte sur la validité du plan de vigilance. La durée de vie d'un plan de vigilance n'est pas conditionnée par l'entrée en vigueur d'un nouveau plan. Le dernier plan ne vient pas annuler les précédents qui conservent leur existence – en cas de MED – et donc leur pertinence pour le juge qui se prononce sur l'ultime plan qui lui est communiqué. Dans l'affaire La Poste, la chambre sociale s'est fondée sur le dernier plan transmis et non celui, plus ancien, sur lequel l'entreprise avait été mise en demeure. Cette information est précieuse pour les contentieux sur la vigilance environnementale qui ont été engagés il y a plusieurs années et dont l'examen au fond est ralenti par des incidents de procédure. Malgré l'adoption de nouveaux plans, ces contentieux conservent leur objet. Les défenderesses ne peuvent dès lors pas réclamer l'extinction de l'instance au titre de la disparition de l'objet du litige. À l'inverse, les demanderesses sont autorisées, dans le sillage du ratio de l'ordonnance EDF (17) , à viser de nouveaux plans durant la phase de mise en état.

La décision La Poste clarifie les liens entre la loi du 27 mars 2017 et la soft law. Contrairement au juge des référés dans l'affaire Tilenga/Eacop (18) , la chambre sociale reconnaît, comme l'y invitent les motifs de la loi et les travaux parlementaires, la filiation entre la loi sur le devoir de vigilance, les principes des Nations unies relatifs aux entreprises et aux droits de l'homme et les principes directeurs de l'OCDE. Cela laisse à penser que le tribunal pourrait, à l'instar du juge néerlandais dans l'affaire Shell, s'appuyer sur ces standards internationaux pour préciser le périmètre de la vigilance requis par la loi française et déterminer pour chaque secteur les actions adaptées en matière de prévention des risques (19) . L'absence de décret d'application n'est donc pas un frein à l'application de la loi.

2. Un standard exigeant de cartographie des risques

La décision du 5 décembre 2023 fixe un standard exigeant en matière de cartographie des risques, rappelant que cette étape « revêt un caractère fondamental dans la mesure où ses résultats conditionnent les étapes ultérieures et donc l'effectivité de l'ensemble du plan ». La cartographie a vocation à permettre d'identifier et d'analyser l'impact potentiel des activités de l'entreprise sur les droits humains et l'environnement. Elle doit revêtir une certaine précision afin de mettre le public et les parties prenantes en situation d'apprécier concrètement les facteurs de risque précis liés à l'activité ou l'organisation du groupe. Très peu de cartographies des risques satisfont ce niveau d'exigences en matière climatique (20) . Les cartographies dévoilées publiquement prennent souvent la forme de catalogues des risques. Elles se contentent de lister des catégories génériques et d'inclure de vagues déclarations d'intention, ne permettant pas d'identifier les risques spécifiques que l'activité d'une entreprise donnée fait courir aux droits humains et à l'environnement. Autrement dit, les cartographies qui se satisfont de rendre compte de manière indifférenciée des risques existants dans un secteur d'activités ne se conforment pas à la loi devoir de vigilance.

3. Les limites incertaines de l'office du juge en matière d'injonction

La chambre sociale rappelle que les pouvoirs d'injonction prévus par l'article L. 225-102-4 II du code de commerce ne permettent pas au juge de se substituer aux instances dirigeantes d'une entreprise. Elle réaffirme ce faisant un principe de non-immixtion dans les affaires de la société, renvoyant dos à dos les parties prenantes et l'entreprise pour l'élaboration – et le cas échéant la modification – du plan de vigilance. Le tribunal précise qu'un requérant ne peut demander au juge d'enjoindre une entreprise à adopter des mesures précises et détaillées étant donné qu'elles relèvent d'une « discussion stratégique » qui requiert l'étroite association des parties prenantes et dépasse « très largement l'office du juge ».

Si l'on se réfère, en matière de contentieux climatique, au ratio des décisions Shell, Urgenda, Klimaatzaak, l'Affaire du Siècle ou Grande-Synthe, le juge semble habilité à apprécier le caractère suffisant ou insuffisant des mesures mises en place pour atteindre un objectif de limitation des émissions de GES nécessaire pour prévenir le risque d'aggravation du changement climatique ; pourvu, qu'en cas d'injonction, il laisse aux acteurs concernés une marge de manœuvre respectueuse de la répartition des pouvoirs en vigueur au sein d'un État ou d'une société. De la même manière, le jugement La Poste laisse la porte ouverte à une décision qui, à l'instar de l'affaire Shell, enjoindrait à une entreprise de s'aligner sur une trajectoire de réduction d'émissions de GES directes et indirectes (scopes 1, 2 et 3) compatible avec une limitation du réchauffement à 1,5 °C d'ici 2030, mais lui donnerait le soin de choisir – en association avec les parties prenantes – les moyens raisonnables et efficaces de se conformer à cette injonction, dans la limite des résultats de la meilleure science disponible.

Une question reste malgré tout en suspens : en cas de désaccord entre l'entreprise et les parties prenantes sur les mesures efficaces pour éviter ou limiter un risque, le juge s'autorisera-t-il à intervenir dans la discussion stratégique ?

1. TJ Paris, 5 déc. 2023, n° 21/158272. Seydou Bagaga était un travailleur sans papiers, livreur pour un sous-traitant de La Poste, qui s'est noyé en tentant de récupérer un colis tombé dans la Seine le 8 janvier 2013.3. V. les réactions de Sud PTT et de La Poste sur leurs sites officiels4. Nous utilisons ici volontairement le terme « affaires » afin d'englober les situations dans lesquelles la mise en demeure est suivie d'une assignation et celles qui, pour le moment, demeurent au stade de la mise en demeure et n'ont pas été accompagnées d'un acte introductif d'instance.5. V. le radar de la vigilance de Sherpa sur Internet6. Notre Affaire à tous et a. c. TotalEnergies ; Notre Affaire à Tous et a. c. BNP Paribas

7. Envol Vert et a. c. Casino ; CPT et a. c. BNP Paribas8. Assoc. Bloom c. Carrefour9. Les Amis de la Terre et a. c. TotalEnergies ; FIDH et a. c. Suez ; ClientEarth et a. c. Danone ; Tierra Digna c. BNP, Crédit Agricole et BPCE ; FNE et a. c. STMicroelectronics

10. Bloom, Délibérément ignorants, nov. 202311. Groupe d'experts intergouvernemental sur l'évolution du climat12. HLEG, Integrity matters: net zero commitments by businesses, financial institutions, cities and regions, 202213. C. civ., art. 125214. C. civ., art. 1100-115. C. civ., art. 130016. Comparer avec TJ Paris, 28 févr. 2023, n° 22/53942, p. 17-1817. La décision EDF reconnaît la possibilité d'« une évolution des demandes en cours de procédure » (TJ Paris, 30 nov. 2021, n° 20/10246)18. « La loi ne vise directement aucun principe directeur, ni aucune autre norme internationale préétablie, ni ne comporte de nomenclature ou de classification des devoirs de vigilance s'imposant aux entreprises concernées » (TJ Paris, 28 févr. 2023, op. cit., p. 18)19. Les principes de l'OCDE sont accompagnés de guides déclinant par secteur les attendus et la marche à suivre en matière de due diligence.20. V., par exemple, Benchmark de la vigilance climatique des multinationales, 4e éd., 2023

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