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Vers la reconnaissance d'un droit au climat comme droit humain ?

Le 29 mars 2023 a eu lieu l'audience de l'affaire Damien Carême devant la CEDH, qui va permettre de connaître le positionnement de la Cour sur l'assimilation des droits climatiques aux droits humains.

DROIT  |  Étude  |  Gouvernance  |  
Droit de l'Environnement N°322
Cet article a été publié dans Droit de l'Environnement N°322
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Vers la reconnaissance d'un droit au climat comme droit humain ?
Corinne Lepage
Avocate associée, Huglo Lepage Avocats
   

À l'heure où sont écrites ces lignes, leur auteur ignore totalement la date à laquelle la décision de la Cour européenne des droits de l'homme (CEDH) sera rendue et a fortiori quel en sera le sens.

Mais, et quel que soit le sens de la décision rendue dans cette affaire, comme dans celles des grands-mères suisses, elle sera historique car la question, ou plutôt les questions posées, le sont à l'évidence.

Il ne s'agit pas seulement de savoir si la CEDH rejoint le club encore assez fermé des juridictions ayant assimilé les droits climatiques aux droits humains, ce qui la conduirait à faire un effort quant aux conditions de recevabilité de la requête.

Il s'agit également de savoir si une juridiction supranationale accepte de contrôler les conditions dans lesquelles les États respectent leurs engagements climatiques. La question se pose à un moment particulièrement crucial où, hasard de calendrier, le jour même de l'audience, l'Assemblée générale des Nations unies (AGNU) votait une résolution de saisine pour avis de la Cour internationale de justice (CIJ) sur la demande faite par le Vanuatu de contrôler les obligations climatiques prises par les États.

La gravité de la situation climatique est parfaitement connue de tous et n'est pas niée par les États défendeurs. Mais ils estiment globalement qu'accepter les actions climatiques reviendrait en réalité à reconnaître l'action populaire, et que contrôler les mesures prises par les États mettrait en péril le système démocratique et la séparation des pouvoirs. C'est là que se trouve l'enjeu majeur de ces actions.

L'urgence climatique n'est pas discutable. Le premier considérant du règlement du Parlement européen du 30 juin 2021 établissant le cadre requis pour parvenir à la neutralité climatique et modifiant les règlements précédents commence ainsi :

« La menace existentielle que pose le changement climatique exige, de la part de l'Union et des États membres, d'accroître le niveau d'ambition et d'intensifier l'action pour le climat ».

Ce texte, comme bien d'autres, reconnaît que l'urgence climatique met totalement et gravement en péril, compte tenu des circonstances, le droit à la vie des humains, ainsi que leur droit de jouir d'une vie familiale normale.

La croissance des émissions de gaz à effet de serre (GES) ne fait que progresser, et l'objectif de respecter les objectifs des accords de Paris s'éloigne. L'Union européenne (UE) a désormais fixé à 57 % les efforts à accomplir d'ici 2030 pour la réduction de nos émissions de GES par rapport aux niveaux de 1990. La température planétaire a crû de 1,1 degré, et en France, c'est d'ores et déjà 1,8 degré. Les scénarios utilisés pour le plan d'adaptation au changement climatique (1) envisagent une augmentation de 4 degrés. Le dernier et sixième rapport de mars 2023 du GIEC (2) ne laisse aucun doute sur l'urgence absolue d'agir dans la dernière fenêtre qui nous est laissée.

Pour autant, cette situation permet-elle à un requérant de considérer que ses droits fondamentaux que sont le droit à la vie et le droit à une vie familiale normale ont été bafoués. La position des États et des demandeurs est antinomique. En effet, qu'il s'agisse des grands-mères suisses ou de Damien Carême, la Suisse comme la France et tous les États intervenants à l'écrit comme à l'oral (puisque l'Irlande a plaidé à l'appui de la Suisse) se sont violemment opposés à ce qu'il puisse être de quelque manière que ce soit fait droit aux requêtes en soulignant qu'une telle jurisprudence remettrait en cause l'équilibre sur lequel repose la Convention européenne des droits de l'homme (Conv. EDH), ou plutôt son application par la CEDH.

La problématique excède donc très largement un sujet purement juridique. Il n'en demeure pas moins que ce sont bien des questions de droit qui sont posées à la Cour, à savoir :

-  la question de la recevabilité et donc de la qualité de victime ;

-  l'applicabilité au contentieux climatique des articles 2 et 8 de la Conv. EDH ;

-  la méconnaissance par la France de ses obligations climatiques ;

-  la capacité de la CEDH de s'inspirer d'autres textes et de les interpréter à la lumière de l'évolution de la société ;

- la capacité de la Cour de préciser, dans le cas où elle entrerait en voie de condamnation, les conditions dans lesquelles son arrêt devrait être exécuté.

Le présent article reprendra ces points successivement.

Mais avant d'en venir au droit, il convient de rappeler brièvement les faits. À la fin de l'année 2018, la commune de Grande-Synthe et son maire d'alors, Damien Carême, à titre personnel, avaient saisi le Premier ministre, le ministre de l'Écologie et le ministre de l'Économie d'un recours gracieux tendant à voir prendre les mesures nécessaires pour que la France respecte ses obligations climatiques. Dans un arrêt rendu le 19 novembre 2020 (3) , le Conseil d'État rejetait la requête de Damien Carême au motif que le fait que la résidence de ce dernier se trouve dans une zone susceptible d'être soumise à des inondations à l'horizon 2040 ne lui permettait pas de justifier d'un intérêt pour agir. Du même coup, l'argumentation du requérant fondée sur la violation des articles 2 et 8 de la Conv. EDH avait été rejetée.

Ce rejet a fait l'objet d'un recours devant la CEDH qui était déjà saisie de deux requêtes portant sur le même sujet. La première était celle formée par de jeunes portugais contre une trentaine d'États pour insuffisance de la politique climatique mettant en péril l'avenir et la santé de ces jeunes. La seconde avait été formée, quelques mois avant Damien Carême, par des grands-mères suisses qui avaient saisi la juridiction helvétique d'un recours contre la Suisse au motif que cette dernière, par une politique insuffisante, mettait en péril leur santé et leur vie compte tenu de leur âge et de l'augmentation des canicules.

La Cour a décidé de réunir ces trois actions pour les faire trancher par la plus haute formation, à savoir la grande chambre. Le 29 mars 2023 au matin, le litige des grands-mères suisses a été abordé et le 29 après-midi celui de Damien Carême. Le litige concernant les petits portugais, qui pose des questions de recevabilité encore plus importantes dans la mesure où aucun recours préalable n'a été engagé, et donc aucun épuisement des voies de recours n'a pu être constaté, est renvoyé au mois de septembre.

Le caractère historique de ces deux audiences était palpable, ne serait-ce qu'en raison d'une influence tout à fait exceptionnelle dans la salle d'audience qui était pleine, c'est-à-dire en présence de plus de 400 personnes.

I. Les questions de recevabilité

Le dérèglement climatique affecte de très nombreux êtres humains. Mais, pour être recevable, c'est-à-dire se prévaloir de la qualité de victime au titre de l'article 34 de la Conv. EDH, il faut prouver que l'on subit un préjudice spécifique car l'actio popularis est exclue. Or, qu'il s'agisse des grands-mères suisses ou de Damien Carême, le premier argument des États était de soutenir qu'il s'agissait d'une action populaire prohibée. Pour soutenir le statut de victime, Damien Carême plaidait le fait que la ville de Grande-Synthe était  vouée à la submersion dès 2030 et ce de manière certaine, qu'il était déjà victime d'asthme, maladie qui s'aggrave ses problèmes de santé du fait de la détérioration climatique, et qu'enfin en tant qu'ancien maire chargé de la police de la sureté et de la sécurité de ses habitants, il était exposé à un risque pénal et à un préjudice d'anxiété.

Le fait que le risque climatique soit futur n'est pas en soi dirimant. En effet, la jurisprudence « Aly Bernard et autres c. Luxembourg » (4) l'a reconnu. Or en l'espèce, il y a bien plus qu'une probabilité raisonnable.

La question est donc celle de savoir si la Cour retiendra une appréciation plutôt large de la recevabilité, d'autant plus que Damien Carême, député européen, ne vive plus à Grande-Synthe malgré ses attaches familiales, ce qui renforce encore la difficulté. Mais, Damien Carême est également asthmatique, et la preuve est largement apportée que le dérèglement climatique aggrave cette pathologie. La cour a déjà retenu la qualité d'asthmatique pour fonder celle de victime.

De plus, l'État français considérait que Damien Carême avait perdu la qualité de victime en raison de la décision du Conseil d'État. Or, la jurisprudence de la Cour sur la perte de la qualité de victime est claire.
Notamment selon l'arrêt « Rooman c/ Belgique » (5) , « pour qu'il y ait une perte de qualité de victime, il faut qu'il y ait un redressement adéquat ; une réparation partielle ne constitue pas un redressement adéquat ».

Or, les arrêts rendus par le Conseil d'État au bénéfice de la commune de Grande Synthe ne sont en rien satisfactoires pour Damien Carême qui n'a pas vu ses droits reconnus. De plus, l'arrêt ne répond que très partiellement aux demandes initiales qui visaient également l'insuffisance des politiques d'adaptation et le non-respect de la trajectoire pour 2050. Il n'a fourni aucune réparation adéquate puisqu'il n'a pas été suivi d'effet.

Dès lors, la qualité de victime de Damien Carême restait inchangée.

Le gouvernement français avait également soulevé un moyen d'irrecevabilité surprenant, à savoir que la question climatique était extérieure à celle des droits de l'homme, et qu'ainsi la Cour était incompétente ratione materiae. Il est inutile d'épiloguer sur un argument de cette nature venue de la France, hôte des accords de Paris … et de surcroît contraire à la jurisprudence de la Cour qui, si elle ne reconnaît pas l'atteinte à l'environnement en tant que telle, la reconnait lorsque l'impact environnemental affecte une personne. C'est aussi ce qui a été fait dans le cas de la jurisprudence « Urgenda » (6) ou de la jurisprudence « Shell » (7) .

Le Comité des droits de l'homme des Nations unies, qui se prononce sur les violations du Pacte international relatif aux droits civils et politiques est parvenu à la même conclusion en ce qui concerne les articles 6 et 17 du Pacte. Il a considéré « que la dégradation de l'environnement, le changement climatique et le développement non durable constituent certaines des menaces les plus présentes et les plus graves qui pèsent sur la capacité des générations actuelles et futures à jouir du droit à la vie ».

En 2019, le rapporteur spécial des Nations unies sur les droits de l'homme a conclu : « il existe désormais un consensus mondial sur le fait que les normes en matière de droit de l'homme s'appliquent à l'ensemble des questions environnementales, y compris le changement climatique »

Cette question de la recevabilité est bien entendue première car elle conditionne toutes les autres. Et, admettre une interprétation étroite de la recevabilité reviendrait à exclure pour la CEDH sa compétence dans le domaine le plus vital qui soit pour l'humanité.

II. L'applicabilité des articles 2 et 8 de la Conv. EDH

La jurisprudence (8) reconnaît une obligation positive d'agir pour les États, à savoir de prendre des mesures positives pour sauvegarder la vie humaine. L'obligation d'agir est subordonnée à la connaissance que l'État a du risque pour la vie.

En l'espèce, l'État français ne peut pas prétendre ignorer le risque climatique.

L'arrêt « Nicolae Virgiliu Tanase c. Roumanie » (9) , dans son paragraphe 145, reconnaît que la Cour juge suffisant aux fins de l'applicabilité de l'article 2 que le risque apparaisse réel et imminent. S'impose également le raisonnement par analogie avec l'interprétation faite par la Cour de Karlsruhe de l'article 2 de la loi fondamentale allemande qui reconnaît, comme la Conv. EDH, la protection du droit à la vie et du droit à la qualité physique.

Se fondant précisément sur les arrêts de la CEDH (10) , la Cour de Karlsruhe (11) a jugé qu'il en allait de même en ce qui concerne les dangers que le changement climatique entraine pour la vie et la santé humaine.

Dans l'arrêt « Urgenda », la Cour suprême de Hollande valide l'interprétation de la cour d'appel, selon laquelle il existe une menace réelle de changement climatique dangereux entraînant un risque sérieux que la génération actuelle de citoyens soit confrontée à la perte de vies humaines et/ ou à une perturbation familiale (point 4.7 de l'arrêt), avec une précision (12) sur ce qu'il convient d'entendre par immédiateté.

Au niveau international, l'interprétation faite par d'autres juridictions de l'article 2 va dans le même sens. La question posée est celle de savoir s'il y a une menace sur la vie de Damien Carême. Pour accepter d'entrer dans cette logique, il faut que la CEDH renforce sa jurisprudence sur la qualité de victime liée à la réalisation d'un dommage futur et considère, comme l'ont fait déjà d'autres juridictions, à commencer par la Cour suprême américaine en 2007 dans l'arrêt « Massachusetts contre EPA », que le fait qu'un nombre important de personnes puisse se trouver dans la même situation n'est pas une situation dirimante.

Le raisonnement fondé sur l'article 2 est bien entendu renforcé s'agissant de l'article 8. Un élément supplémentaire, l'inaction climatique de la France, peut-il être invoqué ? Il s'agit de l'anxiété climatique car le maire de Grande-Synthe, en tant que tel, s'expose à un risque pénal pour avoir mis ses administrés en péril (abstention d'empêcher un péril ou mise en danger d'autrui, deux délits incriminés par le droit français) en cas de catastrophe climatique sur son territoire. Ce risque existe toujours, dès lors, le droit de jouir d'une vie familiale normale et le droit à la santé sont profondément mis en cause.

Si la Cour, comme d'autres cours suprêmes avant elle, accepte ce raisonnement, encore convient-il de savoir si la France a violé les articles 2 et 8.

III. L'inaction climatique de la France est-elle constitutive d'une violation des articles 2 et 8 de la Convention ?

Le troisième volet de cette action climatique tient au fond et à la question de savoir si l'État s'est acquitté de ses obligations positives de prendre toutes les mesures appropriées pour protéger la vie. Le débat ne porte ni sur l'existence d'un cadre législatif français ni sur l'existence de mesures ; il porte sur l'efficience et la capacité d'atteindre les objectifs, sachant qu'en réalité le débat a déjà été tranché par le Conseil d'État français. Cette situation fonde une partie de l'argumentation de l'État consistant à dire que la CEDH n'a pas à se prononcer sur ce sujet qui est déjà tranché.

Mais, pour le demandeur, le débat a tout son sens car il porte sur le point de savoir s'il y a eu efficience ou non de ces mesures. De plus, l'exposant a longuement souligné le fait que la question était celle de l'atteinte ou non de l'objectif qui lui fonde la violation ou non des droits.

Il n'en demeure pas moins que dans les questions posées aux parties, la Cour avait posé des questions très précises et très judicieuses pour essayer de définir ce que pouvait être l'obligation d'un État membre.

La première question portait sur l'existence d'un budget carbone globalet les bases de calcul de ce budget. La réponse à cette question a permis de mettre en valeur le fait que, selon une publication récente (13) de l'organisation Climate Analytics, il serait nécessaire que le France réduise ses émissions de -62 % d'ici à 2030 par rapport à 1990 pour être compatible avec l'objectif visant à limiter le réchauffement de la planète sous 1,5 °C, alors que l'objectif actuel n'est que de -40 %.

En termes d'émissions de CO2, cela signifie qu'il serait nécessaire d'atteindre un niveau de 206 MtCO2eq/an en 2030, contre un objectif fixé à 329 MtCO2eq/an en 2030 actuellement, soit un écart de 123 MtCO2eq/an.

La seconde question portait sur l'évaluation de la juste part de chaque État en termes de budget carbone national et de la baisse adéquate des niveaux historiques au regard de toute considération scientifique, juridique ou d'équité.

La juste part est définie par l'accord de Paris (art. 4.3) au regard de 2 principes :

- premièrement, les objectifs de chaque État doivent prendre en compte le principe de « responsabilité commune mais différenciée », principe général du droit international d'équité qui demande plus d'efforts des pays développés du fait des émissions historiques et de leurs risques actuels ;

- deuxièmement, les objectifs de chaque État doivent correspondre à leur niveau d'ambition le plus élevé possible et ne pas régresser au cours des années à venir.

Pour le demandeur, les budgets carbone méconnaissent ces deux objectifs :

- d'une part, les objectifs nationaux sont insuffisants à garantir l'objectif de l'accord de Paris alors que la France est historiquement le huitième pays le plus émetteur de GES.

- D'autre part, et au lieu de relever ses budgets carbone fixés depuis 2015, le gouvernement français a au contraire choisi de réduire leur ambition, en adoptant le 21 avril 2020 un décret aux termes duquel le plafond national d'émissions de gaz à effet de serre a été relevé pour les périodes 2019-2023, à un niveau annuel moyen de 422 MtCO2eq, et de 539 MtCO2eq sur la période 2024-2028. Soit des objectifs moins ambitieux que ceux fixés par le décret précédent du 18 novembre 2015, au titre duquel des plafonds d'émissions de 398 MtCO2eq pour la période 2019-2023 et de 357 MtCO2eq pour la période 2024-2028 avaient été fixés.

Enfin, la troisième question portait sur les mesures prises pour remédier aux défaillances relevées par le Conseil pour le climat. Cette question a donné lieu à un débat entre les parties sur les objectifs, débat qui se retrouvait devant le Conseil d'État dans les propos du rapporteur public au sujet de la demande d'injonction à l'encontre de l'État pour non-exécution de l'arrêt rendu en juillet 2021.

Cette interrogation rejoint celle de la marge d'appréciation d'un État et des facteurs à prendre en considération pour la définir. En vertu du principe de subsidiarité (14) , « la responsabilité de la protection des droits de l'homme est partagée entre les États parties et la Cour et les autorités, les juridictions internationales doivent interpréter et appliquer le droit interne d'une manière qui donne plein effet aux droits et libertés définis dans la convention et ses protocoles ».

Le principe de subsidiarité ne l'emporte que si le droit interne garantit le plein effet des droits et libertés de la convention et des protocoles. Or, le Conseil d'État n'a pas reconnu ces droits, et en ne réduisant pas au niveau le plus élevé possible les émissions de GES sur son territoire et en n'assurant pas une vie résiliente grâce à des mesures d'adaptation, le requérant soutient que l'État a manqué à ses obligations.

IV. Sur la construction de la jurisprudence de la Cour

Ce quatrième volet appelle des concepts sans doute moins connus que sont l'interprétation harmonieuse de la Conv. EDH avec d'autres normes de droit international et l'évolution du droit climatique à l'échelle internationale.

Des normes autres (15) que celles de la Conv. EDH sont des sources d'inspiration devant la Cour qui interprète la Convention à la lumière des conditions de vie actuelles et tient compte de l'évolution des normes de droit international.

La pratique habituelle de la Cour de se référer à d'autres normes pour apprécier, en fonction de l'évolution de la société, les principes de la Conv. EDH est d'autant plus justifiée que plus de 2 000 procès climatiques ont eu lieu dans le monde, dont un certain nombre ont déjà fait application des articles 2 et 8 sous une forme ou sous une autre.

En conséquence, les très nombreuses dispositions émanant de la Convention cadre sur le climat, des accords de Paris, des pactes sur les droits civils et politiques, de la Commission des droits de l'homme des Nations Unies sont autant d'éléments permettant l'interprétation de la Conv. EDH. La question qui se pose à la Cour est donc celle de rester ou non à l'écart de ce mouvement planétaire.

Cette question est éclairée par l'interrogation suivante. Dans quellemesure la lutte contre le changement climatique, donnant lieu à des évolutions dans l'interprétation des droits fondamentaux au niveau national et international, pourrait-elle être pertinente pour l'interprétation de la Convention ?

La réponse à cette question renvoie à de multiples exemples. La décision « Urgenda » et la décision de la Cour constitutionnelle fédérale en sont d'excellents exemples. Mais ils ne sont pas les seuls.

La décision « Urgenda » fait expressément application (16) des articles 2 et 8 ; il en va de mêmede la Cour de Karlsruhe qui affirme au considérant 145 de l'arrêt « Neubauer » que« le droit fondamental à la vie et à l'intégrité physique oblige l'État à protéger les citoyens contre les dangers engendrés par le changement climatique ».

D'autres décisions dans le monde sont également intervenues, comme l'avis de la Cour interaméricaine des droits de l'homme (17) qui a tranché de l'obligation des États en matière d'environnement dans le contexte de la protection et de la garantie des droits à la vie et à l'intégrité personnelle, et la décision rendue par cette même cour, le 6 février 2020 (18) , où elle rappelle que le droit à un environnement sain constitue une valeur universelle, un droit fondamental pour l'existence de l'humanité en tant que droit autonome, et protège les composantes de l'environnement.

La décision « Leghari c. Federation of Pakistan » (19) de 2015 reconnaît le lien climat/droit de l'homme et se réfère à la justice climatique.

Tous les continents sont concernés. En atteste la décision « Centre for Oil Pollution Watch (COPW) vs. NNPC » (20) de la Cour suprême du Nigeria de 2018.

Le règlement du Parlement et du Conseil du 30 juin 2021 déjà cité et la résolution de l'AGNU du 26 juillet 2022 vont dans le même sens (21) .

Dès lors, les références sont légion pour permettre à la CEDH, en application de sa jurisprudence traditionnelle sur l'évolution harmonieuse de l'interprétation de la Conv. EDH, d'intégrer à sa jurisprudence la question climatique.

V. Sur la mise en œuvre effective de l'arrêt à intervenir

Enfin, la dernière question portait sur l'application de l'article 46 de la Conv. EDH qui donne à la CEDH les moyens de suivre la mise en œuvre effective de l'arrêt qu'elle rendra. Il s'agit en l'espèce de prendre dans l'ordre juridique interne les mesures individuelles et/ou le cas échéant des mesures générales propres à mettre un terme à la violation constatée par la Cour, en effacer les conséquences (22) .

Si l'État a le libre choix des moyens, il devra en mettre en œuvre un certain nombre pour y parvenir, et éliminer dans l'ordre juridique interne tout obstacle éventuel à un redressement adéquat de la situation du requérant, en application de l'arrêt « Maestri c/ Italie » (23) de 2004 en son paragraphe 47.

Le demandeur estime licite que l'État français soit contraint:

- à titre principal, de prendre toutes mesures permettant d'atteindre les objectifs fixés à l'accord de Paris ;

- à titre subsidiaire, de prendre toutes mesures permettant de respecter l'objectif visant à atteindre l'objectif européen de -55 % d'émissions en 2030 par rapport aux niveaux de 1990 ;

- à titre infiniment subsidiaire, de prendre toutes mesures permettant de respecter les objectifs d'ores et déjà inscrits dans la loi aux horizons 2030 et 2050 ;

- en toute hypothèse :

o supprimer les freins à la réduction des émissions de GES ;

o mettre en place dans un délai raisonnable un plan d'adaptation permettant de protéger la vie humaine.

Ces questions sont multiples et personne ne peut nier leur dimension à la fois juridique et politique. Mais la justice climatique est devenue une réalité dans le monde, essentiellement en raison de l'inertie des États. Le refus de contrôle juridictionnel peut s'assimiler à une volonté de continuer dans cette voie alors que la société civile, et en particulier les jeunes, réclament une action immédiate. La décision sera donc scrutée à l'échelle de la planète tout entière.

1. Plan national d'adaptation au changement climatique (PNACC-2)
2. Groupe d'experts intergouvernemental sur l'évolution du climat
3. CE, 19 nov. 2020, n° 427301 : Lebon

4. CEDH, 29 juin 1999, n° 29197/95 : « Le risque d'une violation future peut néanmoins conférer à un requérant individuel la qualité de « victime », sous réserve toutefois qu'il produise des indices raisonnables et convaincants de la probabilité de réalisation d'une violation en ce qui le concerne personnellement ; de simples suspicions ou conjectures sont insuffisantes à cet égard ».5. CEDH, 31 janv. 2019, n° 18052/11, Rooman c. Belgique6. Cour suprême néerlandaise, 20 déc. 2019, Urgenda7. Tribunal de district de la Haye, 26 mai 20218. V. CEDH, 25 juin 2019, n° 41720/13 Nicolae Virgiliu Tanase c. Roumanie ; CEDH, 24 juill. 2014, nos 60908/11, 62110/11, 62129/2, Brincat et autres c. Malte9. CEDH, 25 juin 2019, n° 41720/13, op. cit. : « 145. Il peut certes y avoir des situations où il n'est pas facile de déterminer sur le moment si la personne concernée court un risque réel et imminent de perdre la vie ou si ses blessures sont de nature à mettre gravement sa vie en danger. À cet égard, la Cour juge suffisant aux fins de l'applicabilité de l'article 2 que le risque apparaisse réel et imminent … ».10. CEDH, 18 juin 2002, n° 48939/99, ÖNERYILDIZ c. TURQUIE ; CEDH, 29 sept. 2008, n°15339/02, 21166/02, 20058/02, 11673/02 et 15343/02, BOUDAÏEVA ET AUTRES c. RUSSIE, ; CEDH, 24 juin 2019, n° 54414/13 et 54264/15, Cordella et a. c. Italie11. Cour constitutionnelle de Karlsruhe, 29 avr. 202112. Elle a encore précisé que « l'expression risque réel et immédiat doit être comprise comme désignant un risque à la fois réel et imminent. Le terme immédiat ne se réfère pas à l'imminence au sens où le risque doit se matérialiser dans un court laps de temps, mais plutôt au fait que le risque en question menace directement les personnes concernées, la protection de l'article 2 de la CEDH concerne également les risques qui ne peuvent se concrétiser qu'à plus long terme » (pt. 5.2.2)13. Report Climate Analytics 1.5°C Pathaways for the EU27 : accelerating climate action to deliver the Paris Agreement, sept. 202214. CEDH, 15 mars 2022, n° 43572/18, Grzęda c. Pologne15. Pour un certain nombre d'exemples : la Convention des Nations Unies sur les droits de l'enfant, les conventions de l'organisation internationale du travail et les principes généraux de droit reconnu par les nations civilisées dans l'arrêt Demir et Baykara c. Turquie ; du pacte international relatif au droit civil et politique et à la convention américaine relative aux droits de l'homme dans l'arrêt Soering c. Royaume-Uni ; la déclaration universelle des droits de l'homme et le pacte international relatif aux droits civils et politiques dans l'arrêt Al-Adsani c. Royaume-Uni ; des propositions de la Commission européenne pour la démocratie par le droit dans l'arrêt Oneryildiz c/ Turquie.16. Elle précise au point 5.3.2 de son argumentation « l'obligation de prendre des mesures appropriées en vertu des articles 2 et 8 de la CEDH et qui comprend l'obligation pour les États de prendre des mesures préventives contre le danger, même s'il n'est pas certain que ce danger se matérialise. Ceci est conforme au principe de précaution. S'il est clair que le risque réel et immédiat mentionné au point 5.2.2 et 5.2.3 existe, les États, sans avoir droit à une marge d'appréciation, ont l'obligation de prendre les mesures appropriées. [Les États disposent d'un pouvoir discrétionnaire dans le choix des mesures à prendre mais celles-ci doivent effectivement être raisonnables et appropriées »].17. CIDH, avis consultatif OC-23/17, 15 nov. 201718. CIDH, 6 févr. 2020, Communautés indigènes de l'association Lhaka Honhat c. Argentine19. « 7. […] La jurisprudence environnementale existante doit être façonnée pour répondre aux besoins de quelque chose de plus urgent et de plus puissant, à savoir le changement climatique.

Les droits fondamentaux sont à la base de ces deux systèmes de justice qui se chevauchent. Le droit à la vie, le droit à la dignité humaine, le droit à la propriété et le droit à l'information en vertu des articles 9, 14, 23 et 19A de la Constitution, lus avec les valeurs constitutionnelles de justice politique, économique et sociale, fournissent la boîte à outils judiciaire nécessaire pour aborder et suivre la réponse du gouvernement au changement climatique. 8. En l'espèce, le retard et la léthargie de l'État dans la mise en œuvre du cadre portent atteinte aux droits fondamentaux des citoyens, qui s'accélère doivent être sauvegardés »

20. « […] Ces dispositions montrent que la Constitution, le législateur et la Charte africaine des droits de l'homme et des peuples, dont le Nigeria est signataire, reconnaissent les droits fondamentaux des citoyens à un environnement propre et sain, propice à la vie.

L'article 33 de la Constitution de 1999 garantit le droit à la vie, tandis que l'article 20 de la Constitution dispose que l'État doit protéger et améliorer l'environnement et sauvegarder l'eau, l'air, la terre, les forêts et la vie sauvage du pays. De même, l'article 24 de la Charte africaine des droits de l'homme et des peuples stipule que toutes les personnes ont droit à un environnement général satisfaisant et favorable à leur développement. Ces dispositions montrent que la Constitution, le législateur et la Charte africaine des droits de l'homme et des peuples, dont le Nigeria est signataire, reconnaissent les droits fondamentaux des citoyens à un environnement propre et sain, propice à la vie ».
21. « Considérant que la dégradation de l'environnement, les changements climatiques, la perte de biodiversité, la désertification et le développement non durable font partie des menaces les plus urgentes et les plus graves qui pèsent sur la capacité des générations actuelles et futures d'exercer tous les droits humains de manière effective »

« Réaffirmant que les États ont l'obligation de respecter, de protéger et de promouvoir les droits humains, y compris dans le cadre de toute action engagée pour remédier aux problèmes environnementaux, et de prendre des mesures pour protéger les droits humains de tous, comme cela a été souligné dans différents instruments internationaux, et que des mesures supplémentaires devraient être prises en faveur de ceux qui sont particulièrement vulnérables face aux dommages causés à l'environnement, et prenant note des principes-cadres relatifs aux droits de l'homme et à l'environnement ».
22. V. notamment CEDH, 29 mai 2019, n° 15172/13, Ilgar Mammadov c. Azerbaïdjan, par. 14723. CEDH, 17 févr. 2004, n° 39748/98, Maestri c. Italie [GC]

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