Robots
Cookies

Préférences Cookies

Nous utilisons des cookies sur notre site. Certains sont essentiels, d'autres nous aident à améliorer le service rendu.
En savoir plus  ›
Actu-Environnement

« Le lien de causalité doit évoluer pour s'adapter aux pollutions diffuses et multifactorielles »

Louise Tschanz, avocate en droit de l'environnement, présente les principaux enseignements du Livre blanc sur l'état des lieux du contentieux de la santé environnementale et les enjeux de la réparation des préjudices subis par les victimes de pollution.

Interview  |  Risques  |    |  I. Chartier
Droit de l'Environnement N°326
Cet article a été publié dans Droit de l'Environnement N°326
[ Acheter ce numéro - S'abonner à la revue - Mon espace abonné ]
   
« Le lien de causalité doit évoluer pour s'adapter aux pollutions diffuses et multifactorielles »
Louise Tschanz
Avocate associée, fondatrice du cabinet Kaizen Avocat, coautrice du Livre blanc sur le contentieux de la santé environnementale
   

Actu-Environnement : Vous avez travaillé (1) ces deux dernières années sur le Livre blanc (2) relatif à l'état des lieux du contentieux de la santé environnementale. Quel était l'objectif derrière ce livre ?

Louise Tschanz : L'objectif global de cet état des lieux et des pistes d'évolution proposées est de mieux réparer les préjudices subis par les victimes de pollution. C'est parti d'un constat que j'avais fait concernant le cas d'une famille (3) , victime d'une exposition pendant plus de dix ans à un cocktail de polluants toxiques. Malgré l'intervention d'un expert qui avait confirmé une telle exposition et qualifié leur habitation de « site pollué à risque », cette famille n'avait obtenu que 10 000 euros d'indemnité en première instance, avec, selon moi, une confusion du préjudice moral et du préjudice d'anxiété.

L'injustice de la situation et la nécessité de faire évoluer les choses ont été le point de départ de la réflexion autour du Livre blanc. Celui-ci est destiné aux praticiens du droit, mais également aux victimes, pour qu'ils comprennent les enjeux et qu'ils puissent obtenir une meilleure réparation de leurs préjudices. Il est axé sur la réparation du préjudice, que ce soit devant le juge civil, le juge administratif, ou la réparation des intérêts civils devant le juge pénal. Il est donc assez transverse.

Dans un monde qui fonctionnerait correctement, avec une parfaite application du principe d'action préventive, on ne devrait pas se retrouver avec des victimes de pollution. Mais ce n'est pas le cas. Il faut aussi pouvoir agir en aval, une fois que les personnes ont été exposées à des polluants toxiques, et se poser la question de la réparation intégrale des préjudices. Dans le cas de cette famille, je n'ai pas eu l'impression que le principe de réparation intégrale avait été respecté par le juge de première instance.

AE : Quels sont les freins à une réparation intégrale et plus juste des victimes aujourd'hui ?

LT : Il existe plusieurs freins à la réparation intégrale. D'abord, les pollutions sont diffuses et multifactorielles. Il est donc très compliqué d'affirmer que telle pollution a causé telle maladie, le lien de causalité est complexe à établir. Ensuite, le coût des expertises est exorbitant ! Par exemple, certains clients ont dû payer 30 000 euros pour une expertise judiciaire « sites et sols pollués », sans compter les frais d'avocat et les frais d'huissier. Bien que l'expertise soit remboursée si l'action est gagnée, il faut déjà pouvoir avancer les frais. Enfin, les experts en matière de santé environnementale sont rares. Peu de monde sait orienter les victimes exposées à des polluants toxiques, quels types d'analyses elles doivent faire, à quels risques elles sont exposées du fait de ces polluants, etc. Aucun accompagnement n'est proposé aux victimes de pollution et aucun toxicologue ne vient aux réunions publiques. Par conséquent, les victimes se retrouvent souvent perdues et démunies.

AE : Selon le Livre blanc, il faudrait que les juges adoptent une approche probabiliste plutôt qu'une approche « classique » du lien de causalité, c'est-à-dire direct et certain. Concrètement, qu'est-ce que cela signifie ?

LT : On ne peut pas raisonner de la même manière avec des sujets environnementaux qui sont, par essence, complexes, qu'avec des sujets beaucoup plus classiques. Le lien de causalité direct et certain est beaucoup plus évident dans le cas d'un coup de couteau, par exemple. Certains clients, exposés à des pollutions toxiques, ont ensuite souffert de maladies. Est-ce que c'est à cause de la pollution à laquelle la personne a été exposée ? Ou du stress lié à l'exposition ? Il n'y a pas de certitude du lien de causalité. Comment faire, alors même qu'il y a une surexposition à des polluants dont la toxicité est connue ? Il faut se référer à l'état des connaissances scientifiques.

Est-ce qu'il est plus probable d'avoir une maladie quand on a été exposé ou est-ce que cela ne joue pas ? Si cela joue, il faut évidemment réparer le préjudice subi, sinon les pollueurs s'en sortent toujours en soutenant qu'il n'y a pas de lien de causalité direct, que cela ne peut être prouvé de manière irréfutable. Si les pollueurs ne réparent pas les préjudices subis par les victimes de pollution, du fait de l'incertitude du lien de causalité, à quel moment payent-ils ? Autre exemple concernant l'exposition aux substances perfluoroalkylées et polyfluoroalkylées (PFAS) : la littérature scientifique parle de six maladies qui peuvent être contractées, dont le cancer des testicules. Un enfant exposé a contracté, à moins de 2 ans, ce cancer. On ne pourra jamais être sûrs à 100 % que cela soit dû à l'exposition à des PFAS, mais c'est probable. Le lien de causalité « classique » direct et certain tel qu'il a été originellement défini n'est pas adapté à ces situations.

AE : Est-ce que cette approche probabiliste est acceptée par les juridictions, ou sont-elles encore frileuses ?

LT : Le juge administratif a avancé sur ce sujet. Il y a des jurisprudences récentes très intéressantes où il adopte cette approche probabiliste : en 2021 (4) , concernant le lien entre la vaccination contre l'hépatite B et l'apparition de différentes maladies, et en 2023 concernant le lien entre des maladies ORL affectant des enfants et la pollution de l'air. C'est positif. Pour le juge civil, c'est sous-jacent. Le préjudice d'anxiété tel qu'il est appliqué en droit civil est octroyé aux personnes exposées à une substance nocive ou toxique générant un risque élevé de développer une pathologie grave. La notion de « risque élevé » peut être comprise comme une forte probabilité de développer une pathologie grave.

AE : Cette approche probabiliste du lien de causalité ne pose-t-elle pas de problèmes au stade de la réparation ? Comment évaluer le dommage sur la base de probabilités ?

LT : Concernant l'évaluation, il n'y a pas de grille des préjudices de santé environnementale. Nous avons essayé, avec Maître Kombila, d'en mettre une en place en articulant les préjudices corporels et les préjudices environnementaux. Mais nous nous sommes rendues compte qu'il s'agissait d'une mission complexe et peu opérationnelle. Et qu'il serait plus utile pour les victimes de disposer d'un Livre blanc avec des exemples de jurisprudences sur lesquelles se baser pour demander la réparation de leurs préjudices (préjudice d'anxiété, d'angoisse, corporel, de jouissance, d'atteinte à la dignité, etc.).

Certains éléments sont importants pour le calcul des indemnisations, notamment la gravité et le temps d'exposition aux polluants. L'idée n'est pas d'indemniser tout le monde. Il faut que le préjudice soit caractérisé et que le dossier soit sérieux. Certainq documents sont nécessaires pour établir le lien de causalité, qui sont précisés dans le livre blanc. Dans la plupart des cas, les victimes de pollution sont légitimes à demander la réparation de leur préjudice d'anxiété. En termes de réparation, le juge administratif est plutôt frileux. Concernant l'affaire de la pollution de l'air précédemment citée, les familles victimes ont été indemnisées à hauteur de 2 000 et 3 000 euros pour leurs enfants. Ce qui n'équivaut même pas aux frais inhérents à ce type de procédure. En revanche, dans le cas du site pollué par la blanchisserie industrielle, le juge civil a réparé le préjudice d'anxiété à hauteur de 20 000 euros par personne pour une exposition de dix ans à un cocktail de polluants toxiques. Les indemnisations sont donc beaucoup plus élevées.

AE : L'une des recommandations du Livre blanc est d'améliorer l'accès aux informations de santé environnementale. Comment envisagez-vous cette évolution ?

LT : C'est un vrai sujet. Le principe de transparence n'est pas assez respecté aujourd'hui. En tant qu'avocat, si on travaille sur des dossiers de pollutions, les préfectures et les directions régionales de l'environnement, de l'aménagement et du logement (Dreal) s'opposent parfois à la consultation des documents. Diverses raisons sont données pour empêcher l'accès : une instruction sur les actes de malveillance concernant les installations classées (ICPE), le droit de propriété intellectuelle ou encore la supposée inexistence des documents. Le plus souvent, on n'a pas de réponse. Et même si on obtient un avis positif de la Commission d'accès aux documents administratifs (Cada), cela peut bloquer. Ce manque de transparence est une vraie préoccupation et une grave entorse à la Convention d'Aarhus. Chacun a le droit de vivre dans un environnement équilibré et respectueux de la santé : c'est une liberté fondamentale. L'accès à une information claire est un préalable indispensable à l'exercice de cette liberté fondamentale.

AE : Les juges civil, administratif et pénal sont-ils en progression par rapport à l'indemnisation des victimes ? Le Livre blanc montre qu'il y a des « reculades » du juge administratif.

LT : Il est difficile de déterminer précisément dans quel sens cela va. Ce qui est embêtant, c'est qu'il y a de moins en moins d'inspecteurs de l'environnement et que la réglementation environnementale se concentre toujours sur les dépassements de seuils. Or, ces seuils sont souvent obsolètes du fait de l'absence d'actualisation par rapport à l'état des connaissances scientifiques. De plus, de nombreux polluants émergents ne sont pas du tout encadrés, et, pour certains polluants, la relation dose-réponse n'est pas linéaire. Une faible exposition cause de graves troubles de santé. L'effet cocktail de l'exposition à de multiples polluants n'est pas non plus pris en compte. En conclusion, il est nécessaire de raisonner en termes de réduction de l'exposition à tous les polluants.

1. Le livre blanc est le fruit d'un travail collectif, co-écrit par Me Louise Tschanz, Me Hilème Kombila et Mme Clara Garnier. Plusieurs professionnels représentants de Notre Affaire à Tous – Lyon, Réseau Environnement Santé, Santé publique France et Géo Avocats ont apporté leurs contributions. 2. Télécharger le livre blanc
https://www.actu-environnement.com/media/pdf/news-42773-livre-blanc-contentieux-sante-environnementale-2023.pdf
3. Cette famille a acquis une maison à Grézieu-la-Varenne (Rhône) en 2010, découvrant fortuitement en 2019 qu'elle se situait sur une parcelle contaminée par une blanchisserie industrielle dans les années 80. C'est l'une des premières affaires instruites sur le fondement du délit d'écocide en France.4. CE, 29 juill. 2021, n° 435323 : Lebon

RéactionsAucune réaction à cet article

Réagissez ou posez une question au journaliste Imane Chartier

Les réactions aux articles sont réservées aux lecteurs :
- titulaires d'un abonnement (Abonnez-vous)
- inscrits à la newsletter (Inscrivez-vous)
1500 caractères maximum
Je veux retrouver mon mot de passe
Tous les champs sont obligatoires

Partager

TrichlorScan : mesurer les trichloramines dans l'air sans réactif toxique CIFEC
Votre conseil en droit de la Santé et de l'Environnement Huglo Lepage Avocats