À Artolsheim (67), l'entreprise Jehl Travaux publics propose une palette d'activités variées, allant des travaux de démolition à la location d'engins et de camions avec chauffeurs, en passant par les chantiers de terrassement et d'aménagement extérieur de la voirie. La PME familiale de 75 collaborateurs exploite également une plateforme de recyclage sur 5 hectares, où elle traite des gravats de démolition et de béton, des déchets verts, des déblais terreux, ainsi que toutes sortes de déchets de bois : plaquettes forestières, bois A (palettes et bois d'emballage), bois B (bois traités peints et/ou vernis).
Aujourd'hui, les déchets de bois traités sur la plateforme (7 000 à 10 000 t/an) sont prébroyés, affinés dans certains cas, avant d'être expédiés chez des panneautiers, en chaufferies ou à l'incinération, dans un rayon compris entre 5 et 150 km. Leur prix de vente fluctue en permanence : « Nous n'avons pas de difficultés à les écouler, mais ce n'était pas le cas il y a quelques années », pointe Jean-Luc Jehl, qui codirige avec son frère Claude l'entreprise présidée par leur père Gérard.
L'idée d'une valorisation sur place trotte depuis longtemps dans la tête de l'entrepreneur. Ces déchets possèdent en effet « un gros pouvoir calorifique et énergétique, explique-t-il. Cela m'avait interpelé il y a quelques années. (…) Je savais que durant la Première Guerre mondiale, certains véhicules avaient des moteurs thermiques alimentés par des gazogènes au bois ».
« Pourquoi ne serait-on pas capable de faire ce qui se faisait il y a cent ans ? » s'interroge à l'époque Jean-Luc Jehl, dont l'entreprise gère une flotte de véhicules (engins, poids lourds, véhicules légers) consommant chaque année 600 000 litres de gazole et autant quasiment de gazole non routier (GNR)… Après recherches, « j'ai constaté qu'il n'était pas possible de trouver en Europe de motorisation alimentée par des gazogènes ».
Pour autant, sa quête ne se révèle pas totalement infructueuse. Jean-Luc Jehl croise en effet le chemin de SG Énergies (Gironde), société d'ingénierie avec laquelle il se met à plancher sur des solutions de valorisation des déchets de bois pour la mobilité, sous forme d'hydrogène notamment. L'idée est abandonnée au bout de quelques mois, car « les usages ne sont pas là, explicite Yannick Ferrière, président de SG Énergies. Ils ne sont pas prêts, ils sont chers ». Avant d'être totalement écartée, la piste de la production d'hydrogène est explorée pour un industriel voisin. « Il en consomme 300 t/an, ça correspond assez bien au gisement », note Yannick Ferrière. Cette option ne permet toutefois pas d'assurer de manière certaine la vente (et le prix de vente) de la molécule sur quinze à vingt ans. Trop risqué, estiment les deux entreprises, qui délaissent également l'idée de la production de carburants de synthèse, pour des questions de rendement énergétique.
À l'inverse, pour sécuriser durablement les exutoires et les prix, la production de biométhane pour injection dans le réseau apparaît comme une solution attractive. En outre, le producteur peut ainsi s'affranchir des contraintes liées à l'enlèvement : les réseaux servent au stockage et permettent de découpler la production de la consommation. Début 2021, la PME alsacienne s'engage donc dans le projet MéthaJehl : à partir de déchets de bois sans exutoire, ce projet de pyrogazéification va produire du biométhane pour injection, ainsi que quelques coproduits valorisables (biochar, chaleur, CO2).
À très grands traits, le procédé imaginé avec SG Énergies se découpe en deux étapes : dans un premier temps, la matière solide (déchets de bois et d'activité) est convertie en gaz de synthèse, grâce à une technologie de pyrolyse à haute température développée par la société suisse Clean Carbon Conversion ; dans un second temps, grâce à une technologie de méthanation mise au point par l'entreprise parisienne Khimod, les molécules contenues dans ces gaz de synthèse (CO, CO2 et H2) sont converties en méthane (CH4).
Un pilote industriel de 200 kg/h permet de réaliser des essais sur le gisement de Jehl TP. Réalisés séparément pour le bois A et pour le bois B, à raison de 500 kg pour chaque catégorie, les essais ne mettent pas en évidence de différences notables dans la composition des gaz produits. La variabilité entre les deux gisements est en revanche un peu plus nette sur le biochar, notamment au niveau des teneurs en cendres et en HAP (hydrocarbures aromatiques polycliques). Pour autant, estime Yannick Ferrière, « il y aura des solutions de valorisation possibles pour le biochar issu de la pyrogazéification du bois B ». « Le biochar est une opportunité, pas un problème, ajoute-t-il. Il complète bien l'économie du projet. »
In fine, les essais effectués sur le démonstrateur donnent donc des résultats qui permettent de « consolider les modèles et les projections, explique le président de SG Énergies, et de valider la faisabilité [technique et économique] du projet ». « On avait candidaté au "bac à sable" CRE, début 2022 : on sait que ce type de projet est éligible à droit constant, réglementairement parlant. On vient de signer l'étude détaillée sur les capacités de réseau avec GRDF. La prochaine étape est le lancement de l'AAP en septembre. (…) Si l'on a la chance d'être lauréat, viendront les phases d'ingénierie : APS (avant-projet sommaire), APD (avant-projet définitif) », ajoute Yannick Ferrière, qui entrevoit un démarrage opérationnel possible début 2026, en comptant dix-huit mois de construction et six mois de mise en service.
« Une fois que l'unité de production de méthane sera en place, rien ne nous empêchera de monter une unité de production d'hydrogène, complète Jean-Luc Jehl. Car une fois le bois transformé en gaz, on peut en sortir les molécules que l'on souhaite : H2 ou CH4. » L'entreprise serait ainsi en mesure de prendre le virage des piles à combustible… Si celles-ci étaient amenées à se généraliser sur les engins de chantier et les poids lourds. Mais c'est une autre histoire !