Si la France interdit l'exploitation du gaz de schiste, par fracturation hydraulique, depuis 2011, rien n'empêche d'en importer. Et plusieurs énergéticiens comme Engie n'hésitent pas à y recourir. Telle est « l'hypocrisie » que dénoncent les Amis de la Terre depuis plusieurs mois. L'automne dernier, l'association a révélé des documents confidentiels de l'ancien GDF-Suez mettant au jour la signature d'un contrat d'approvisionnement avec le producteur de gaz américain Cheniere Energy, jusqu'en 2032. Celui-ci concerne l'importation, par navires méthaniers, de gaz de schiste en provenance de la ville de Corpus Christi, au Texas, et en direction, notamment, du terminal méthanier d'Elengy (filiale de GRTgaz, elle-même filiale d'Engie) situé à Montoir-de-Bretagne (Loire-Atlantique).
Un contrat passé sous les radars
Les Amis de la Terre se sont intéressés à l'existence de tels contrats, au travers des investissements des banques françaises à l'étranger. Selon l'association, certaines d'entre elles sont très impliquées dans le financement du gaz de schiste depuis le « boom » de son extraction sur la côte Est des États-Unis, au début des années 2010. L'existence de contrats d'importation, souvent liés à ces investissements, sont « clés pour développer des extensions ou de nouveaux terminaux d'exportation aux États-Unis et ils sont un soutien direct au lancement de nouvelles exploitations », souligne Lorette Philippot.
Les premiers contrats identifiés par les Amis de la Terre datent de 2015. Ils concernaient la livraison de dizaines de cargos de gaz liquéfié (GNL), depuis le premier terminal de Cheniere Energy, à Sabine Pass, en Louisiane, à destination d'EDF et d'Engie. Puis, en novembre 2020, Engie tente de négocier avec l'entreprise NextDecade pour l'importation de l'équivalent de 7 milliards de dollars de gaz jusqu'en 2045. Ce contrat particulièrement engageant devait s'appuyer sur un terminal de GNL, encore inexistant aujourd'hui, « dont la construction à Rio Grande était soutenue par la Société générale », affirme l'ONG. L'État, qui fait partie du conseil d'administration d'Engie en sa qualité d'actionnaire majoritaire, a finalement annulé le contrat face aux risques environnementaux d'un tel projet.
Le nouveau contrat avec Cheniere Energy, révélé l'an dernier sous le nom de code Mustang, a failli passer complètement sous les radars. « Le gouvernement, lui-même, a reconnu ne pas être au courant, explique Lorette Philippot. Contrairement au contrat de plus grand ampleur annulé en 2020, celui-ci a été discuté et décidé simplement en comité exécutif, sans l'avis du gouvernement. » À cet égard, Engie invoque avoir simplement respecté ses règles de gouvernance : « Le règlement intérieur précise que l'autorisation préalable du conseil d'administration est requise seulement pour "les contrats d'achat à long terme d'énergie du groupe portant par opération sur des quantités supérieures à : pour le gaz, 30 milliards de kilowattheures par an (kWh/an)", ce qui n'est pas le cas de cette opération. »
Or, le contrat Mustang comporterait 17,9 milliards de kilowattheures par an de gaz au total, pour environ 1,9 milliard de dollars, d'après les informations des Amis de la Terre. Pour l'ONG, cette approche traduit un calcul tactique. « C'est un non-sens que, pour des contrats de volumes différents, mais aux enjeux environnementaux tout à fait similaires, l'entreprise puisse se permettre de ne pas en aviser son principal actionnaire, énonce la chargée de campagne de l'association. Engie risque maintenant d'entreprendre des négociations sur des contrats plus petits. »
L'importation de gaz de schiste, toujours soutenue par l'Europe ?
Par ailleurs, malgré l'interdiction d'exploitation française, la politique énergétique du continent européen risque de ne pas freiner la signature de tels contrats. Le 2 février, la Commission européenne a présenté son acte délégué confirmant la place du gaz naturel et de l'énergie nucléaire dans sa « taxonomie verte », son dispositif de classification des activités climatocompatibles du point de vue du financement européen. Pour l'ONG, cette prise de position « donne le feu vert » aux contrats d'importation qu'elle dénonce et organise le « greenwashing du gaz fossile ». L'Europe « se tire une balle dans le pied par avance, car il sera désormais beaucoup plus compliqué de faire émerger toute réglementation ambitieuse pour sanctionner de tels investissements, sans hypocrisie, à l'avenir ». D'autant plus que l'Agence internationale de l'énergie (AIE) préconisait, l'an dernier, l'arrêt immédiat de nouveaux investissements dans des projets d'exploitation de gisements pétrogaziers.