La sécheresse continue à sévir en France malgré des précipitations un peu plus fréquentes au mois d'août. Ainsi, à la date du 16 août, le site Propluvia recensait 85 départements faisant l'objet de restrictions d'eau. Au niveau des nappes phréatiques, le BRGM constatait le 13 août des niveaux globalement très inférieurs à ceux de 2018 à la même époque.
Est-ce pour faire face à cette situation de pénurie, et à la grogne des organisations agricoles, que le gouvernement a discrètement publié le 6 août un décret portant sur la continuité écologique des cours d'eau ? Outre une nouvelle définition des ouvrages constituant un obstacle à cette continuité, de nature à irriter les professionnels de l'hydroélectricité, ce texte crée une nouvelle dérogation à l'obligation de maintenir un débit minimal dans les cours d'eau. Ces dispositions font suite au rapport du député des Hautes-Alpes, Joël Giraud, sur la préservation des ressources en eau et le maintien d'une agriculture montagnarde, précisait le ministère de la Transition écologique lors de la consultation publique sur le projet de décret en août 2017. Mais le périmètre du texte se révèle bien plus large que les seuls départements alpins.
Cours d'eau méditerranéen à forte amplitude
L'article L. 241-18 du code de l'environnement prévoit que "tout ouvrage à construire dans le lit d'un cours d'eau doit comporter des dispositifs maintenant dans ce lit un débit minimal garantissant en permanence la vie, la circulation et la reproduction des espèces vivant dans les eaux (…)". Ce débit minimal est fixé au dixième du module du cours d'eau (débit moyen annuel). Il est fixé au vingtième pour les cours d'eau dont le module est supérieur à 80 m3/s ou pour les ouvrages qui contribuent à la production d'électricité en période de pointe de consommation, listés à l'article R. 214-111-3.
Mais la loi autorise une exception pour les cours d'eau présentant "un fonctionnement atypique". Le code de l'environnement reconnaissait jusqu'à présent trois catégories de cours d'eau présentant un tel fonctionnement : les sections de cours d'eau karstiques, ceux présentant un enchaînement de grands barrages et ceux dépourvus d'espèces (phytoplanctons, macrophytes, phytobenthos, faune benthique invertébrée ou ichtyofaune).
Le nouveau décret ajoute à cette liste les cours d'eau méditerranéens "à forte amplitude naturelle de débit, aux étiages très marqués". Sont entendus comme "cours d'eau méditerranéens" les cours d'eau situés en Corse et ceux relevant du bassin Rhône-Méditerranée. Sont concernés à ce dernier titre les départements des Hautes-Alpes, des Alpes-de-Haute-Provence, des Alpes-Maritimes, du Var, des Bouches-du-Rhône, du Vaucluse, du Gard, de l'Hérault, de l'Aude, des Pyrénées-Orientales, de la Drôme, de l'Ardèche ou de la Lozère.
La fixation d'un débit minimal dérogatoire est toutefois subordonnée à un certain nombre de conditions mises en avant par le ministère de la Transition écologique comme autant de garde-fous. Il est tout d'abord nécessaire de mettre en oeuvre les mesures d'économie d'eau "techniquement et économiquement réalisables". Ensuite, le débit minimal dérogatoire est limité à trois mois et ne doit pas être inférieur au quarantième du module.
"Recul inadmissible"
Le texte a été adopté malgré "une forte opposition" des citoyens et des fédérations départementales de pêche, reconnaît le ministère de la Transition écologique. "Le projet s'attaque à des cours d'eau particulièrement sensibles aux étiages et porteurs de biodiversité souvent remarquable", alertait ainsi un internaute.
"C'est un recul inadmissible pour la biodiversité aquatique", réagit lui-aussi le Syndicat national de l'environnement à l'Agence française pour la biodiversité (SNE-FSU Biodiversité). Une division par quatre des débits réservés, que cette réforme autorise, a des impacts non négligeables sur la biodiversité. "Une baisse des débits occasionne un réchauffement encore plus rapide des cours d'eau, avec des impacts importants sur la faune et sur la flore", explique Patrick Saint-Léger, secrétaire général du syndicat. Et de citer, à titre d'exemple, la truite et le chabot très sensibles à la température de l'eau et dont les aires de répartition vont être directement impactées. Le 11 juillet dernier, l'UICN et le Muséum d'Histoire naturelle révélaient que 39 % des espèces de poissons d'eau douce de l'hexagone étaient d'ores et déjà menacées.
Repenser les modèles agricoles
La réforme touche la biodiversité mais révèle aussi les conflits d'usage de l'eau dans le contexte du changement climatique. "Il y a moins d'eau qu'avant. On va baisser les quantités que l'on laissait à tous les autres usagers au profit des seuls irrigants, c'est assez curieux", s'indigne Patrick Saint-Léger. Ces prélèvements supplémentaires se feront en effet au détriment d'autres usages de l'eau comme la dilution des effluents des stations d'épuration ou les usages récréatifs des cours d'eau. Le responsable syndical parle de logique "court-termiste" au moment où les modèles agricoles devraient au contraire être repensés.
"La crise climatique entraîne mécaniquement une aggravation de la crise aquatique : en 2050, les débits moyens annuels des cours d'eau en métropole diminueront de 10 à 40 % et les pluies comme les sécheresses seront nettement plus fréquentes et violentes", expliquaient cinq associations de protection de l'environnement et fédérations (FNE, UFC-Que Choisir, FNPF, Humanité & Biodiversité, Fnab) à l'occasion de la clôture des Assises de l'eau le 1er juillet dernier. Les ministres de la Transition écologique et de l'Agriculture annonçaient eux-mêmes l'objectif de baisser les prélèvements d'eau de 10 % d'ici 2025 et de 25 % en quinze ans. "Si le gouvernement veut réellement préparer le pays aux bouleversements majeurs à venir, il doit (…) prendre des mesures conséquentes sur la protection de la qualité de l'eau et son partage équitable, à commencer par une limitation vigilante des prélèvements dans les milieux", ajoutaient les ONG.
Le SNE-FSU Biodiversité craint aussi que ce décret ouvre la boîte de pandore. "Rien n'empêche d'aller plus loin par la suite", alerte Patrick Saint-Léger. Certaines réactions de contributeurs à la consultation publique, provenant principalement de la profession agricole, suggèrent en effet une extension de cette dérogation dans le temps et dans l'espace. "Si on comprend que le secteur méditerranéen soit fortement impacté, ce n'est pas le seul territoire possédant des cours d'eau avec ce fonctionnement", réagit l'un d'eux, tandis qu'un autre demande une dérogation sur une période de cinq mois. La crainte est la même du côté des fédérations de pêche qui soulignent le précédent que pourrait créer ce texte, notamment sur d'autres usages que l'alimentation en eau potable ou l'irrigation.
Autre inquiétude que suscite ce texte : le pouvoir toujours plus grand donné aux préfets. "Or, les préfets sont très sensibles aux arguments de la profession agricole dans les comités sécheresse", souligne Patrick Saint-Léger. La récente déclaration du ministre de l'Agriculture devant les sénateurs confirme cette lecture. "L'agriculture sera résiliente si elle est irriguée, ou elle ne sera plus", a affirmé Didier Guillaume le 23 juillet.