En ouverture de la soirée durant laquelle elle fête ses 20 ans d'existence avec ses partenaires, jeudi 15 juin, la société de presse Cogiterra, éditrice d'Actu-Environnement, organise trois tables rondes sur la transition écologique et les moyens de « passer de l'intention à la réussite ». La première est consacrée aux leviers à actionner pour opérer « la transition de l'économie ».
L'occasion pour Nathalie Lhayani, présidente du Forum pour l'investissement responsable (FIR), de rappeler que la mise en œuvre de cette transition repose sur trois piliers : un cadre ; de nouveaux business models ; de l'argent. Aujourd'hui, considère-t-elle, « nous sommes à un moment clé ». En effet, le cadre réglementaire et les objectifs ont été fixés, à l'échelle de la France, comme de l'Union européenne : il s'agit d'arriver à la neutralité carbone à l'horizon 2050. Avec une étape intermédiaire : réduire de 55 % les émissions de GES en 2030, en prenant 1990 comme année de référence.
Arrive donc l'étape suivante, décisive, qui consiste à adapter les business models à ce nouveau cadre. « [Les entreprises ne doivent] plus faire du développement durable "à côté" de [leur] activité : il faut qu'elles intègrent les limites planétaires dans leurs modèles économiques », explicite Nathalie Lhayani.
Gérer une information pléthorique
C'est là que nous en sommes aujourd'hui, et que des résistances s'expriment – « nous faisons face à un blocage sociologique, à des problèmes de management du changement », estime Hervé Gbego, associé Endrix, vice-président du Conseil national de l'ordre des experts comptables et président du Cercle des comptables environnementaux et sociaux (Cerces). Comment les surmonter ? En structurant l'information financière et comptable de façon à ce qu'elle soit « plus lisible et plus cohérente, qu'elle améliore la structure de la décision » pour ceux « qui vont travailler dans le dur de la transition énergétique », considère l'expert-comptable.
La masse d'informations à décrypter et à intégrer est sans doute l'une des sources de blocage, d'autant qu'une grande partie de ces informations ont une valeur juridique et nécessitent l'accompagnement d'experts – « le code de l'environnement vient de dépasser le million de mots », confirme Arnaud Gossement, avocat spécialiste du droit de l'environnement et de l'énergie, professeur associé à l'université Paris-I, Panthéon-Sorbonne : « Le droit de l'environnement ne va pas se simplifier demain, car l'État est soumis à des injonctions contradictoires. On lui demande de rédiger des normes, de faire des pauses réglementaires, des lois… Il faut donc des spécialistes pour aider les entreprises. »
Introduire la notion de dette écologique
Dans ce contexte où les entreprises ne peuvent donc pas imaginer de naviguer seules, Hervé Gbego milite pour une vision ancrée dans l'économie réelle et une approche basée sur les coûts, une notion qui « parle » aux patrons : quel est le coût de la décarbonation, comment le structure-t-on, quelle rentabilité économique retire-t-on de la transition écologique, ne s'expose-t-on pas à une hausse des coûts si l'on ne change pas de modèle ?
« Depuis plusieurs années, poursuit l'expert-comptable, on travaille à structurer la comptabilité biophysique : on mesure l'analyse du cycle de vie (ACV), on réalise des bilans carbone et biodiversité… Il faut encore mieux structurer cela pour arriver à un degré de standardisation maximum. » En outre, estime Hervé Gbego, il faut redéfinir avec l'entreprise ce qu'est son capital, « considérer que certaines ressources (naturelles et humaines) sont utilisées indûment (…) et introduire la notion de "dette écologique" ». Puis se poser la question de savoir comment on finance cette dette, comment on l'intègre dans le modèle économique au quotidien.
Questions de valeur(s)
La comptabilité environnementale permet de donner une valeur aux externalités négatives, convient Nathalie Lhayani : « C'est ce qu'il faut faire pour changer les business models. C'est aussi l'objectif de la normalisation extra-financière poussée au niveau européen : ça consiste à compter la valeur autrement. » D'ailleurs, poursuit la présidente du Forum pour l'investissement responsable, on constate que la performance des entreprises qui cherchent à minimiser leur impact environnemental est « équivalente, voire supérieure, à celle des sociétés qui font du business as usual, comme celles du CAC 40 ». « Il faut donner une valeur à la performance ESG », insiste-t-elle, de façon à soutenir les secteurs qui vont avoir besoin d'investissements massifs pour réaliser leur transition énergétique – et voir leur rentabilité baisser pendant cette période transitoire.
« Le travail effectué sur la comptabilité microéconomique est absolument essentiel, reconnaît Christian de Perthuis, économiste, professeur associé d'économie à l'université Paris-Dauphine, président de la Chaire économie du climat. Pour autant, « si les valeurs du plan comptable ne sont pas celles des marchés, il y aura un problème au bout d'un moment ». Il faut donc travailler aussi sur les outils liés aux marchés et à la valorisation par le prix. « Tarifer le carbone et régler le sujet de la redistribution », résume-t-il.
Désinvestir et reconvertir
Tarifer le carbone, c'est enterrer (presque définitivement) les énergies fossiles, en leur faisant perdre la bataille des coûts, considère l'économiste, qui observe « une accélération incroyable de la transformation énergétique un peu partout dans le monde ». Selon lui, les choses peuvent encore progresser grâce à un double mouvement : investir (dans les énergies renouvelables) et désinvestir (des énergies fossiles). Or si les entreprises savent investir, elles savent beaucoup moins désinvestir. « C'est la grande problématique économique de la transformation écologique, aux yeux de Christian de Perthuis : apprendre à désinvestir, à reconvertir tous les actifs économiques liés à l'usage ou la production d'énergies fossiles. Pour y parvenir, nous avons besoin de sobriété énergétique. Sans cela, si on ajoute des actifs bas carbone aux actifs existants, on prolongera le modèle d'empilement des différentes sources d'énergie. »
De fait, si le transfert des actifs financiers peut facilement s'opérer au bénéfice des énergies renouvelables, ce n'est pas le cas des actifs industriels et humains : « Il y a une inertie incroyable du stock économique lié aux énergies fossiles, soit en production (pipeline par exemple), soit en utilisation (chaudières à gaz par exemple) ; et il y a les actifs humains – le nerf de la guerre – dont certains vont devoir être reconvertis. »