Cette fois, elles ont décidé de passer à la phase judiciaire. Les associations et collectivités, qui, en juin 2019, avaient mis en demeure le groupe Total de se mettre en conformité avec la loi sur le devoir de vigilance de 2017, sont restées sur leur faim.
« Total a accepté d'intégrer la question climatique dans son second plan de vigilance mais le groupe n'a pas accepté de faire évoluer son business model », explique Paul Mougeolle de Notre Affaire à tous, association à l'origine de cette action mais aussi du médiatique contentieux contre l'État français baptisé « L'Affaire du siècle ». Ni cette publication, ni la rencontre avec le PDG du groupe, Pascal Pouyanné, en juin dernier, n'ont fait évoluer les engagements de l'énergéticien, estiment les auteurs de la mise en demeure, auxquels se sont joints la Région Centre Val-de-Loire et la fédération d'associations France Nature Environnement (FNE). Ce 28 janvier, elles ont donc assigné la société devant le tribunal judiciaire de Nanterre.
Stratégie climat pas dans les clous
Le groupe est à l'origine de 1 % des émissions mondiales de gaz à effet de serre (GES). « Soit plus que les émissions territoriales françaises », pointe le représentant de Notre Affaire à tous. Citant le rapport Carbon Majors de 2017, le collectif rappelle que Total fait partie des vingt entreprises contribuant le plus au réchauffement climatique dans le monde.
Or, la stratégie climat du groupe n'est pas dans les clous, estime le collectif. « Les ambitions climatiques de Total sont clairement en inadéquation avec la trajectoire de 1,5°C », pointe-t-il, alors que les entreprises du secteur sont tenues de « se désengager des énergies fossiles et de réorienter radicalement leurs investissements ». « Le groupe s'appuie en réalité sur un scénario impliquant entre 2,7 et 3,3°C de réchauffement », alors qu'il prétend intégrer un scénario à + 2°C dans sa stratégie, énonce le collectif après avoir analysé les annexes des comptes consolidés de l'énergéticien. Et si l'Accord de Paris ne lie que des États, ce traité et les rapports du Giec établissent un référentiel. « L'examen va être réalisé par rapport à ces standards internationaux », explique Sandra Cossart, directrice de l'association Sherpa.
Quatorze collectivités participent à cette action. Le collectif a perdu la commune de Grande-Synthe du fait de son changement de maire mais a gagné une région. Ces collectivités, soutenues par Les Éco Maires, pointent l'injustice que représente la faiblesse d'action de Total alors qu'elles sont à la fois victimes du changement climatique et actrices de la transition énergétique. « Comment un riche et puissant peut-il ne rien faire ? », interroge Daniel Lefort, maire de Champneuville. Le premier édile de cette commune de la Meuse de 120 habitants égratigne l'État par la même occasion. Le sous-préfet de Verdun a en effet usé de son contrôle de légalité pour s'opposer à la délibération du conseil municipal jugée « militante et politique ». Pourtant, « l'action est transpartisane et non-politique », insiste Maud Lelièvre, déléguée générale des Éco Maires.
"Les questions de climat et de biodiversité trop souvent séparées"
Formellement, l'action est fondée sur le non-respect de l'article L. 225-102-4 du code de commerce introduit par la loi sur le devoir de vigilance. Un fondement sur lequel Total est déjà attaqué par Les Amis de la Terre et plusieurs ONG pour ses activités en Ouganda. Ce texte contraint les grandes multinationales françaises à identifier et prévenir les risques d'atteintes graves aux droits humains et à l'environnement causés par leurs activités tant en France qu'à l'étranger. Ces mesures doivent être inscrites dans un plan de vigilance et mises en œuvre de façon effective. À défaut d'y procéder, après une mise en demeure restée insatisfaite, toute personne justifiant d'un intérêt à agir peut demander à la justice d'enjoindre l'entreprise à respecter cette obligation.
« Cette action s'appuie aussi sur l'obligation générale de vigilance environnementale issue des deux premiers articles de la Charte de l'environnement et reconnue par une décision du Conseil constitutionnel d'avril 2011 », explique Sébastien Mabile, avocat au cabinet Seattle, qui porte avec François de Combiaire l'action du collectif devant le tribunal judiciaire de Nanterre. « Et parce que les questions de climat et de biodiversité sont trop souvent séparées », le collectif fonde également son action sur les dispositions relatives à la réparation du préjudice écologique introduites dans le code civil par la loi de reconquête de la biodiversité d'août 2016. Ces dispositions prévoient la possibilité de demander au juge de « prescrire les mesures raisonnables propres à prévenir ou faire cesser le dommage ».
« On ne fait pas les poches de Total »
« On ne fait pas les poches de Total », explique Sébastien Mabile, alors que le collectif entend pousser la multinationale à mettre en œuvre des actions préventives et non obtenir réparation. Il ne s'agit pas « de faire disparaître Total mais de l'aider », ajoute l'avocat. Et le collectif de rappeler la déclaration du gouverneur de la banque centrale du Royaume-Uni au Forum de Davos : « Les entreprises qui vont éliminer leurs émissions de GES seront largement récompensées. Mais celles qui vont échouer à s'adapter vont cesser d'exister ». L'enjeu est de savoir si Total fera partie de la première ou de la deuxième catégorie.