
Directeur de recherches émérite au CNRS
Actu-Environnement : Quel bilan faire de 50 ans de la politique de l'eau ?
Bernard Barraqué : Le système a été critiqué comme étant devenu opaque. Mais il ne faut pas faire des agences de l'eau les boucs émissaires des injonctions contradictoires imposées par l'Etat et les élus. Ces derniers ont fait sortir les agences de l'eau de leur mission première qui était la préservation de la ressource en eau pour les faire intervenir, à la place de l'Etat, dans le financement des services publics d'eau et d'assainissement. Depuis le début, les élus sont en situation d'irresponsabilité. Non pas dans leur rôle de gestion des services publics, mais du fait que les collectivités qu'ils dirigent ne paient pas elles-mêmes les redevances alors qu'elles reçoivent les aides des agences de l'eau. Contrairement à ce qui se passe dans les agences de l'eau de la Ruhr (Allemagne), qui ont directement inspiré les nôtres.
AE : Comment l'expliquez-vous ?
BB : Tout s'est joué du temps de de Gaulle. Les élus locaux, assimilant la régionalisation à une centralisation, étaient majoritairement opposés à la création des agences et au paiement des redevances. Le compromis qui a été trouvé en 1974, qualifié du terme mystérieux de "contre-valeur", a été de considérer les aides des agences comme un service rendu et de faire glisser les redevances, avec les charges d'assainissement, dans les factures d'eau payées par les usagers. Puis, on a multiplié les redevances par des coefficients pour pouvoir financer les réseaux d'égout à la place de l'Etat. Au final, les usagers domestiques payent donc plus de 80% des redevances alors qu'ils ne sont pas aidés directement. En revanche, plus de 70% des aides vont aux services collectifs dirigés par les élus.
AE : La nature juridique des redevances pose-t-elle problème ?
BB : C'est le fond du problème, car, aujourd'hui comme en 1964, nous sommes enfermés dans une définition arbitraire de la parafiscalité. Face à l'explosion de celle-ci après la guerre, et à l'intervention de l'Etat dans l'économie, le Premier ministre de l'époque, Michel Debré, a imaginé une dichotomie "privé/public" : d'un côté, les redevances pour service rendu, correspondant à une action économique de l'Etat, et devant être gérées par des EPIC ; de l'autre, les impositions de toute nature, confiées à des EPA, et qui doivent être soumises au Parlement tous les ans (art. 34 de la Constitution). Le compromis du Sénat de 1964 a été de choisir la voie du service rendu, pour que les comités de bassin puissent adopter des budgets sur une base quinquennale, sous la tutelle des ministères de l'Environnement et des Finances. Or, les agences étaient des EPA. En 1967, le Conseil d'Etat a refusé de trancher et a estimé qu'il s'agissait d'une parafiscalité sui generis. Cet avis ouvrait potentiellement la voie, souhaitable à mon sens, à la création d'une parafiscalité particulière pour la gestion du "patrimoine commun". Il aurait cependant fallu modifier en ce sens l'article 34. Pire encore, en 1983, au moment où on allait davantage dans le sens du service rendu en obligeant les agences à financer les réseaux d'égout, le Conseil constitutionnel a jugé que les redevances étaient des impôts et qu'il n'y avait pas de "service rendu".
AE : Qu'est-ce que cela implique ?
BB : Depuis, une épée de Damoclès est suspendue au dessus des agences, qui sont dans l'inconstitutionnalité. Cela a conduit les gouvernements successifs à bloquer les projets de modernisation passant par la création de nouvelles redevances. Reprenant, en mode mineur, les dispositions d'abord proposées par le gouvernement de Lionel Jospin (inclure les redevances dans la TGAP), la loi sur l'eau de 2006 a entériné le choix du Conseil constitutionnel : elle a admis le contrôle annuel du Parlement, ouvrant ainsi la voie à une budgétisation des redevances et à la possibilité pour Bercy de prélever une partie de ce que les usagers ont payé dans leurs factures. Ce que l'on constate aujourd'hui. Les élus qui se plaignent maintenant n'avaient-ils pourtant pas été prévenus ?
AE : Quelles peuvent en être les conséquences ?
BB : Déjà, on a décidé il y a 15 ans que les agences étaient des établissements publics de l'Etat, ce qui n'est pas évident, mais qui conduit la Commission européenne à considérer leurs aides comme des aides d'Etat et à vouloir les limiter. Mais le pire est à venir : puisque les redevances sont des impôts, on peut envisager qu'une action de groupe soit lancée contre le paiement des redevances dans les factures d'eau par des citoyens estimant, à tort ou à raison, être grugés. Cela conduirait à la fin des agences ! Ou, à l'inverse, je l'espère, à la remise en ordre de l'ensemble du système en sortant de la dichotomie actuelle. Les agences ont été faites pour financer des travaux d'intérêt commun et, davantage encore avec la directive cadre, il leur faut une assise correspondant à cette vocation "territoriale, communautaire et subsidiaire". Mais dans ces temps de soumission à la logique néo-libérale de la Commission européenne, ces paroles peuvent-elles être entendues d'une haute fonction publique qui ne comprend rien au "bien commun" ?
AE : Mais, au final, les aides reçues par les collectivités bénéficient pourtant bien aux usagers ?
BB : Certes, mais notre politique, faute de modernisation confiante des agences, n'est pas assez tournée vers la gestion intégrée et participative. Il est commode pour les élus de laisser augmenter les redevances pour bénéficier de plus d'aides. Et, alors que le chiffre d'affaires des services d'eau fait des élus responsables les titulaires de l'usage de l'eau de loin le plus important, ils n'ont pas l'attitude offensive qu'ils devraient avoir vis à vis des autres usages. Sur les captages d'eau potable, par exemple, ils ne vont guère négocier avec les agriculteurs et ils ne font généralement pas assez pression sur les préfets pour appliquer l'article 21 de la loi sur l'eau et les milieux aquatiques. Ils préfèrent remplacer la lutte contre la pollution à la source par des usines de traitement qui coûtent plus cher.
AE : Que préconisez-vous ?
BB : Il faudrait compenser les agriculteurs pour les services éco-systémiques qu'ils pourraient fournir, mais dans des "contrats armés" (ex. : le "paiement sur résultats" des Néerlandais). Il faut les aider à se reconvertir vraiment et pas seulement dans "l'éco-intensif" qu'on nous a servi au colloque des 50 ans. Donc, il faut à la fois de l'argent et une police de l'eau moins laxiste. Il faut soutenir les véritables changements et non les "mesurettes" comme la plupart des mesures agro-environnementales. Les élus locaux seraient toutefois mieux placés s'ils étaient d'abord plus transparents sur ce qui impacte le plus le prix de l'eau chez eux : l'assainissement et l'épuration, au niveau voulu par la directive eaux résiduaires urbaines de 1991.
AE : Quid des industriels dans ce système ?
BB : Ils contribuent pour 15% du produit des redevances et en reçoivent 14%, la différence étant absorbée par les frais des agences. Ils s'en sortent donc bien et il serait injuste de dire qu'ils grugent les autres. Toutefois, il faut s'occuper des (micro)polluants émergents ou orphelins, comme les PCB au fond des rivières par exemple. Il faudrait créer de nouvelles redevances mais il n'y a pas de volonté politique. Au minimum, faudrait-il accumuler de quoi nettoyer les pollutions au moment de la fermeture des sites industriels.
AE : La composition actuelle des comités de bassin pose-t-elle problème ?
Je ne suis pas contre le "quatrième collège" et il suffit d'un décret : qu'attend-on ? En revanche, ce n'est pas la quantité de représentants de telle ou telle catégorie d'usagers qui compte, mais leur qualité. Dénoncer les industriels, et les agriculteurs avec, n'est pas suffisant. Si les "alter" venaient à s'exprimer plus violemment dans les comités de bassin, ils pourraient aboutir au départ des industriels, alors que la persuasion et l'apprentissage collectif sont au cœur de cette démocratie participative. Elle n'est pas sans reproches, mais nous n'avons pas à en rougir par rapport aux expériences de budgets participatifs vantées par ces mêmes "alter" au Brésil.