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Contentieux climatiques : émergence et consolidation de nouvelles voies de recours

Cette chronique vise à donner aux lecteurs une meilleure appréhension des évolutions contentieuses sur le changement climatique depuis 2021. L'ampleur des contentieux, leurs objectifs mais également leur réel impact sont ici synthétisés.

DROIT  |  Synthèse  |  Gouvernance  |  
Droit de l'Environnement N°328
Cet article a été publié dans Droit de l'Environnement N°328
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Contentieux climatiques : émergence et consolidation de nouvelles voies de recours
Marta Torre-Schaub
Directrice de recherche au CNRS, ISJPS, Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne
   

Les litiges liés au changement climatique ont plus que doublé dans le monde depuis 2015, avec environ 300 affaires déposées au cours des 18 mois précédant la publication du rapport des Nations unies sur la question (1) . En cheminant le long de notre chronique, le lecteur pourra mieux appréhender l'impact réel des contentieux climatiques et les perspectives pour ces procès. Notre démarche a pour ambition de montrer comment certaines thématiques émergent, d'autres avancent, et d'autres, alors qu'elles sont communes, sont résolues différemment selon les cours sollicitées.

Pour mieux saisir le contexte, il convient de rappeler que les tribunaux sont devenus, en l'espace de quelques années, des acteurs clés dans la constellation de la gouvernance climatique. Les cours servent de gardiens de la justice, en remplissant un rôle de surveillance essentiel, elles possèdent la capacité (parfois limitée) de faire fléchir les politiques publiques et la conduite des activités du secteur privé. Les tribunaux contribuent en responsabilisant les parties prenantes et acteurs intéressés, en imposant des considérations liées au changement climatique dans les agendas politiques et en persuadant la société de l'importance de l'action climatique.

I. L'incontournable urgence climatique

Au niveau international, la transition écologique appelle à une articulation de l'ensemble de la législation des États ayant signé l'accord de Paris. Dans le contexte de l'Union européenne, ce sont les objectifs fixés à 2030 puis 2050 qui s'imposent aux États membres, lesquels ont l'obligation d'aligner leurs réglementations suivant ces engagements (2) . En France, la loi relative à l'énergie et au climat de 2019 ne procède qu'à une déclaration « d'urgence écologique et climatique » à laquelle la politique française de l'énergie doit répondre (3) . Quant à la loi du 22 août 2021 portant lutte contre le dérèglement climatique et renforcement de la résilience face à ses effets, elle vise à accélérer la transition écologique de la société et de l'économie françaises. Suivant le texte, l'État s'engage, à travers l'article 1er, à respecter l'objectif européen de baisse d'au moins 55 % des émissions des gaz à effet de serre (GES) d'ici 2030. Suivant la logique de ces deux lois, une cohérence avec une démarche de « transition » visant à mettre en œuvre de moyens et mesures l'accompagnant s'impose. Or, c'est précisément parce que cela n'est pas le cas que les juges sont de plus en plus sollicités pour pousser les différents acteurs (publics et privés) à agir de manière plus ambitieuse en matière climatique. C'est précisément l'objet des deux recours en France, l'un portant sur l'obligation de respecter la trajectoire de la Stratégie Nationale Bas-Carbone (SNBC), l'affaire de Grande Synthe, et l'autre portant sur la carence de l'État, provoquant un préjudice écologique à l'atmosphère, dans le cadre de « l'Affaire du siècle » (4) . Ces deux procédures distinctes seront détaillées le long de cette chronique.

II. Pousser à agir de manière « vertueuse »

En 2023, il ne s'agit plus seulement de pousser les gouvernements à élaborer des législations climatiques, mais plus encore, de faire comprendre aux différents gouvernements qu'elles doivent être contraignantes et plus ambitieuses afin de mieux préparer l'avenir (5) . Cette question cruciale se trouve au cœur de nombreux contentieux. À partir de la célèbre affaire « Urgenda »aux Pays-Bas, de nouvelles voies de recours se sont ouvertes depuis l'année 2019 (6) . Entre 2021 et 2023 on connaît une expansion inédite de requêtes demandant de renforcer les politiques publiques climatiques, mais également de poser de nouvelles exigences aux acteurs privés.

1. Exiger de politiques publiques ambitieuses

Différentes requêtes formées ces dernières années illustrent cette tendance. En France, l'affaire de Grande Synthe, jugée par le Conseil d'État par trois décisions,a pour objectif de souligner l'inadéquation des politiques climatiques avec les objectifs de réduction des émissions de GES de l'Union européenne pour 2030 et 2050, ainsi que l'objectif ultime de l'accord de Paris. Les différentes décisions dans le cadre de ce dossier portent sur la question des insuffisances des politiques publiques climatiques. Le 19 novembre 2020 (7) , le Conseil d'État avait décidé « que soient prises toutes mesures utiles permettant d'infléchir la courbe des émissions de gaz à effet de serre produites sur le territoire national de manière à respecter a minima les engagements consentis par la France au niveau international et national ». Mais il avait sursis à statuer en attendant que l'État prenne toutes les mesures utiles permettant de réduire plus efficacement les émissions de GES. Le Conseil d'État avait demandé au Gouvernement de justifier, dans un délai de trois mois, que la trajectoire de réduction des émissions de GES pour 2030 pourrait être respectée sans qu'il soit nécessaire de prendre des mesures supplémentaires. Le 1er juillet 2021 (8) , la Haute juridiction fait droit à la demande des requérants. Il a enjoint au Premier ministre de prendre toutes mesures utiles avant le 31 mars 2022 pour infléchir la courbe des émissions de GES. Dans sa restitution du 10 mai 2023 (9) , le Conseil d'État enjoint à nouveau à la Première ministre de prendre toutes mesures supplémentaires utiles pour assurer la cohérence du rythme de diminution des émissions de GES avec la trajectoire de réduction retenue par le décret du 21 avril 2020, avant le 30 juin 2024, et de produire, à échéance du 31 décembre 2023, puis au plus tard le 30 juin 2024, tous les éléments justifiant de l'adoption de ces mesures et permettant l'évaluation de leurs incidences sur ces objectifs. Les conclusions à fin d'astreinte ont toutefois été rejetées (10) .

De son côté, le sixième rapport du Giec (11) dans la partie du groupe III publiée en avril 2022, fait référence au droit et aux contentieux climatiques dans sa présentation liminaire et tout au long du document (12) . Le rapport a eu pour effet d'encourager le dépôt de requêtes contre les gouvernements. Citons ainsi la décision du tribunal municipal de Prague dans l'affaire « Klimatická žaloba ČR c.République tchèque », qui a ordonné au Gouvernement d'élaborer un plan de réduction des émissions plus ambitieux, conformément aux obligations qui lui incombent en vertu de l'accord de Paris (13) . Dans la même lignée, en mars 2022, un appel a été interposé suite à la décision rendue en 2021, par laquelle la Cour fédérale d'Australie avait annulé une décision dans laquelle le ministre de l'Environnement avait été considéré comme ayant un nouveau devoir de diligence envers les enfants australiens lorsqu'il avait exercé ses pouvoirs pour approuver l'expansion d'une mine de charbon en Nouvelle-Galles du Sud (14) . En Écosse, l'ONG Greenpeace a récemment demandé un contrôle judiciaire de la décision prise par le secrétaire d'État britannique à l'énergie et à la stratégie industrielle et par l'autorité de transition de la mer du Nord à la suite de leur approbation d'un nouveau gisement de gaz en mer du Nord (projet Jackdaw) sans tenir compte des dommages climatiques causés par la combustion du gaz extrait (15) . Les tribunaux écossais doivent décider de façon imminente s'ils autorisent la poursuite de l'action en justice.

Dernière décision de l'année sur ce volet : le 30 novembre 2023, le tribunal administratif supérieur de Berlin-Brandebourg a statué dans l'affaire « DUH et BUND c. Allemagne » (16) . Il a considéré que le gouvernement fédéral devait adopter un programme d'action immédiat (« Sofortprogramm »), en vertu de la loi fédérale sur le changement climatique (LCC) (17) . Le programme vise à garantir le respect des objectifs d'émission annuels pour les secteurs du bâtiment et des transports pour les années 2024 à 2030. La décision se concentre sur les questions administratives de gouvernance et de mise en œuvre de la législation climatique. Le jugement et les conflits sous-jacents sont intéressants car l'affaire soulève des questions fondamentales pour la gouvernance climatique. La décision montre à quel point il est important de définir des obligations de réduction des émissions et des mécanismes de conformité (sectoriels) spécifiques, et le fait que leur application effective soit justiciable. Cette décision montre l'importance que prennent certains éléments de la transformation climatique de l'Allemagne qui avaient déjà été contestés lors de la décision « Neubauer » de 2021 (18) . Dans ce contexte, la décision du tribunal administratif supérieur de Berlin doit également être comprise comme faisant partie d'une nouvelle vague de litiges climatiques allemands visant à reformuler les politiques climatiques dans leur ensemble.

2. Obliger les acteurs privés à agir pour la « transition »

De demandes ont également été déposées contre des entreprises. En juillet 2022, FossielVrij Netherlands, Reclame Fossielvrij et ClientEarth, ont déposé une plainte auprès du tribunal de district d'Amsterdam contre la compagnie aérienne néerlandaise KLM (19) . Les plaignants affirmaient que les allégations publicitaires de KLM dans sa campagne « Fly Responsibly » étaient trompeuses, car elles suggéraient que les mesures de compensation des émissions de CO2 et l'utilisation de carburants alternatifs pouvaient rendre l'aviation durable (20) .

Cette année, Deutsche Umwelthilfe a entamé une action contre BMWet Daimler, arguant que les objectifs d'émissions des entreprises n'étaient pas suffisants (21) . Des plaintes ont également été déposées contre VWet la société pétrolière et gazière Wintershall Dea en Allemagne (22) .

En France, en juillet 2021, le groupe français Suez est assigné en justice devant le tribunal judiciaire de Nanterre par la Fédération internationale pour les droits humains (FIDH), la Ligue française des droits de l'homme (LDH) et deux organisations chiliennes (23) . Ce sera ensuite le tour des associations Les Amis de la Terre et Sherpa de déposer plainte contre la compagnie Perenco, afin d'obtenir l'accès à des documents qu'elle détient en France. Les ONG souhaitaient accéder à ces documents afin de déterminer si l'entreprise avait joué un rôle dans les dommages environnementaux allégués en République Démocratique du Congo. Après des demandes infructueuses auprès du tribunal de première instance et de la cour d'appel de Paris, la Cour de cassation a considéré, le 9 mars 2022 (24) , qu'un demandeur cherchant à obtenir une indemnisation pour un dommage environnemental pouvait choisir d'invoquer soit la loi du pays dans lequel le dommage s'est produit, soit la loi du pays dans lequel le fait générateur du dommage s'est produit. En octobre 2022, les associations Comissão Pastoral da Terra (CPT) et Notre affaire à tous (Naat), soutenues par l'ONG nord-américaine Rainforest Action Network, ont adressé une mise en demeure à la banque française BNP Paribas, en raison de son appui financier à Marfrig, la deuxième plus grande entreprise de conditionnement de viande du Brésil, en l'accusant de contribuer à la déforestation et à l'accaparement indu de terres amazoniennes (25) .

Également, les ONG Greenpeace France, ClientEarth et autres ont engagé une procédure contre TotalEnergies Électricité, Gaz France et le dirigeant de son groupe, alléguant que leur campagne publicitaire avait induit les consommateurs en erreur (26) . Les demanderesses alléguaient que la campagne publicitaire avait fait de fausses déclarations sur les objectifs de neutralité carbone de l'entreprise d'ici 2050, et des affirmations trompeuses concernant les vertus environnementales supposées d'autres carburants.

En février 2023, les Amis de la Terre et d'autres ONG ont assigné la banque BNP en justice pour sa « contribution significative » au réchauffement climatique. Les demanderesses exigent que l'entité bancaire mette fin au soutien aux nouveaux projets d'énergies fossiles (27) .

De l'autre côté de l'Atlantique, les initiatives ont été nombreuses ces dernières années. Citons, à titre d'exemple, car il s'agit de la première de ce genre aux États-Unis, la plainte déposée par ClientEarth, US PIRG Education Fund et Environment America Research & Policy Center contre la société de services publics Washington Gas, concernant ses déclarations prétendument trompeuses sur les impacts environnementaux du gaz naturel (28) . Les plaignants affirment que la société en cause a violé la loi sur la protection des consommateurs à Washington D.C., et que son utilisation et la promotion du gaz méthane ne sont pas conformes à la législation adoptée dans cet État, qui interdit la plupart des utilisations du gaz méthane dans les nouveaux bâtiments et s'engage à rendre la ville neutre en carbone d'ici à 2045.

III. Renforcer les obligations

L'exemple emblématique est à nouveau donné par la célèbre affaire « Urgenda » (29) . Les trois arrêts ont donné raison à l'ONG demanderesse, et reconnaissent que l'État avait un « devoir de diligence » envers ses citoyens, créant une nouvelle obligation climatique à sa charge.

Par la suite, l'affaire de l'aéroport de Heathrow, à Londres, qui avait pour but essentiel de faire interdire le projet d'élargissement de l'aéroport et d'empêcher la construction d'une troisième piste a donné le ton (30) .

À partir de ces différentes requêtes, d'autres interrogations émergent, dans de nouveaux contentieux. En septembre 2020, les Amis de la Terre ont contesté la décision du gouvernement britannique de soutenir un projet d'exploitation de gaz naturel liquéfié au Mozambique (31) . C'était la première fois qu'une décision de financement était contestée pour des raisons liées au changement climatique. En mars 2022, le tribunal a conclu que la décision de l'UK Export Finance (32) était légale. L'ONG a toutefois fait appel et la décision est attendue.

En Belgique, le 17 juin 2021, le tribunal de première instance avait jugé que l'État fédéral belge n'avait pas agi de manière suffisamment diligente concernant la lutte contre le changement climatique, et qu'il avait, dès lors, enfreint l'article 1382 du code civil sur le devoir de diligence responsable. Cependant, et au nom du principe de la séparation de pouvoirs, le tribunal avait estimé qu'il n'était pas de sa compétence d'enjoindre au Gouvernement d'agir de manière concrète (33) . Toutefois, en appel, par une décision rendue le 30 novembre 2023, la cour d'appel de Bruxelles a considéré que la politique climatique du gouvernement flamand et bruxellois était défaillante. Elle a indiqué, par un calendrier chiffré, dans quelle mesure les deux gouvernements devaient réduire les émissions pour ne pas dépasser les +1.5°C de réchauffement. Par cette nouvelle décision, qui consacre en Belgique une « affaire climat », les objectifs définis par la cour sont contraignants. Elle enjoint ainsi à réduire les émissions GES de 55 % en 2030 par rapport à 1990, année de référence. Concernant la demande d'astreinte d'un million d'euros par mois, la cour reste « dans l'attente des chiffres de 2022 à 2024 » (34) pour rendre sa décision.

Des exigences aux entreprises se multiplient de jour en jour. Aux Pays-Bas, en mai 2021, le tribunal de première instance de La Haye a rendu une décision contre la société Shell, dans le but de rappeler à l'entreprise son « devoir de vigilance climatique » (35) . En France, l'obligation de diligence a été étendue à la vigilance grâce à la loi de mars 2017 sur le devoir de vigilance, à l'origine de nombreuses assignations en justice. Les associations les Amis de la Terre Franceet Survie, ainsi que quatre ONG ougandaises, ont assigné la société Total afin qu'elle reconnaisse et mette en œuvre de nouvelles obligations de vigilance (36) . En mars 2021, une coalition d'ONG brésilienne et colombienne ont assigné le groupe Casino pour manquement à son devoir de vigilance. Les associations lui reprochent de n'avoir pas pris les mesures nécessaires pour exclure l'exploitation de viande bovine, liée à la déforestation et à l'accaparement de territoires autochtones. Des associations françaises font également partie de la coalition. Après une première audience en juin 2022, une médiation a été proposée, mais la coalition l'a refusée, notamment au motif de la nécessité qu'une décision de justice soit rendue sur le sujet (37) .

Plus récemment, en matière financière, à nouveau au Royaume Uni, Friends of the Earth a entamé une procédure de contrôle judiciaire contre le secrétaire d'État aux Affaires, à l'Énergie et à la Stratégie industrielle concernant deux politiques de décarbonisation adoptées par le Gouvernement, qui, selon l'ONG, enfreignaient la loi sur le changement climatique et la loi sur l'égalité (38) . En juillet 2022, la Haute Cour s'est prononcée en faveur des plaignants.

Également, et dans celle qui est considérée comme la première action civile contre une banque nationale de développement, l'ONG Conectas Direitos Humanos a déposé une plainte contre la BNDES (la Banque brésilienne de développement) et BNDESPAR (la branche d'investissement de la BNDES) en juin 2022. L'ONG affirmait que la BNDES n'avait pas mis en place de procédure pour évaluer l'impact de ses investissements sur le climat, et que cela constituait une violation des engagements du Brésil dans le cadre de l'accord de Paris et de la politique nationale sur le changement climatique. Une décision est attendue.

IV. Élargir le domaine de la responsabilité

Les défenseurs du climat cherchent de plus en plus à imposer aux gouvernements des responsabilités concernant les politiques liées à leurs propres émissions, leur soutien financier aux combustibles fossiles, leur approbation d'infrastructures qui ne sont pas adaptées au changement climatique, leur action climatique insuffisante ou leur incapacité à tenir les acteurs privés pour responsables en vertu du droit national. De son côté, la responsabilité des entreprises privées a été recherchée sur la base des émissions directement causées ou des émissions qu'elles permettent au-delà de leurs propres opérations.

La responsabilité de l'administration publique a notamment été engagée dans « l'Affaire du siècle » précitée, par laquelle le tribunal administratif de Paris a considéré que l'État était responsable d'avoir causé un préjudice écologique à l'atmosphère pour avoir émis une quantité de GES ne permettant pas de rester dans une trajectoire de réduction cohérente avec les objectifs fixés pour 2030 (39) . La décision, rendue le 3 février 2021 par le tribunal administratif, va donc dans le sens des requérantes. Elle est confirmée le 14 octobre 2021. Cette fois-ci, les juges ont décidé que l'État avait non seulement l'obligation de respecter sa trajectoire de réduction d'émissions de GES, mais qu'il devait également, en guise de réparation du préjudice causé à l'atmosphère, prendre « toutes mesures » pour « éviter » tout dépassement de cette trajectoire avant le 31 décembre 2022. En juin 2023, le procès a été relancé, puisque la date butoir du 31 décembre 2022 indiquée par le tribunal avait été largement dépassée. L'audience s'est tenue le 8 décembre 2023, le rapporteur public ayant conclu à une exécution du jugement de 2021 par l'État. En effet, le rapporteur a reconnu la logique et la pertinence des arguments des associations, mais il n'a pas conseillé au tribunal administratif de les prendre en compte dans sa décision. Il estime que les baisses d'émissions sont dues à des facteurs exogènes et conjoncturels et que les mesures prises par l'État n'ont pas pu avoir d'effet avant le 31 décembre 2022. Il ressort de ses conclusions que les puits de carbone s'effondrent, entraînant un nouveau surplus d'émissions. Pour autant, ces éléments ne font, selon le rapporteur, pas partie du jugement rendu en 2021. Par conséquent, pour lui, l'État n'est plus responsable de ces surplus ni des préjudices écologiques pouvant s'y dériver. La balle est désormais dans le camp des juges, qui devront décider dans les semaines à venir s'ils suivront le sens des conclusions du rapporteur ou s'ils rendront une décision allant dans le sens des ONG qui estiment que l'État est à nouveau responsable du surplus d'émissions.

En Nouvelle-Zélande, une requête a été déposée contre sept entreprises des secteurs de l'agriculture et de l'énergie, faisant valoir que les contributions des entreprises au changement climatique constituaient une violation des obligations de faire cesser les nuisances et négligences et d'une nouvelle obligation délictuelle constituée par le fait de « cesser de contribuer aux dommages causés au système climatique » (40) . En première instance, la Haute Cour a rejeté les deux premières plaintes. Toutefois, elle a estimé que la troisième demande - l'obligation relative au climat - était suffisamment défendable pour être jugée. Un appel a été fait contre l'annulation des deux premières demandes. De leur côté, les entreprises ont fait appel de la décision concernant la troisième demande car pour elles cela ne rentre pas dans le champ de compétences des juges et ne doit pas être soumis aux tribunaux. En mars 2022, la Cour suprême a autorisé un appel en cassation. L'audience a eu lieu en août 2022 et la décision est en attente (41) .

V. Affirmer et réaffirmer des droits dits « climatiques »

La tendance appelée « litigation par les droits » (42) est devenue, en l'espace de quelques années, une voie prometteuse pour les ONG.

1. Les juges défenseurs des droits

Au niveau de cours nationales, l'affaire « Juliana » aux États-Unis, est emblématique de cette tendance. Rappelons que l'action, interposée par un groupe de jeunes et une ONG (Our Children's Trust), visait à faire reconnaître un « droit fondamental à un climat stable », ainsi qu'un droit constitutionnel à un environnement sain (43) . Les argumentations ont inspiré la requête déposée devant la Cour Suprême d'Irlande en 2020 (44) , ainsi que les arguments fondés sur les droits de l'homme contenus dans l'affaire « Urgenda » (45) et ceux faisant partie de la requête initiale de « l'Affaire du siècle » en France (46) .

En février 2020, un groupe d'activistes climatiques allemands a déposé un recours alléguant que l'objectif de la loi fédérale allemande sur la protection du climat (KSG) de réduire les GES de 55 % par rapport aux niveaux de 1990 au plus tard en 2030 était insuffisant et violait les droits de l'homme des requérants tels qu'énoncés dans la constitution allemande (47) . En ne fixant pas d'objectifs de réduction des émissions au-delà de 2030, la cour constitutionnelle a estimé, dans le cadre de la décision « Neubauer », que certaines parties de la KSG violaient les droits des générations futures, car les principales charges de réduction des émissions étaient effectivement reportées sur des périodes postérieures à 2030 (48) . L'une des conséquences de cette décision, outre son grand impact sur l'argumentation d'autres requêtes dans d'autres pays (États-Unis, France), a été de faire réviser la KSG.

Toujours en Europe, en avril 2021, trois étudiants britanniques ont demandé l'autorisation d'engager une procédure de contrôle judiciaire sous l'égide de l'ONG Plan B (49) . Ils affirmaient que le Gouvernement avait violé leurs droits humains en ne produisant pas de plan cohérent pour respecter ses engagements en matière d'émissions de GES. La requête a été rejetée, et en juillet 2022, les plaignants ont déposé une requête auprès de la Cour européenne des droits de l'homme (CEDH).

Un groupe d'universitaires britanniques a également déposé une requête contre la présidence de leur université pour dépassement des émissions de GES et pour ne pas établir un plan de décarbonisation (50) .

En Australie, la cour du Queensland a annulé une autorisation d'un projet pouvant limiter les droits humains des requérants contenus dans le Queensland Human Rights Act (51) .

Mais le grand tournant est donné aux États-Unis. C'est avec une décision rendue le 14 août 2023 par la cour du 1er district de l'État du Montana, statuant en faveur des seize jeunes requérants, que l'on voit les synergies crées par la décision « Neubauer »précitée (52) . La juge du Montana a déclaré, dans l'affaire « Held », que l'État avait violé les droits constitutionnels des jeunes, notamment leurs droits à une protection égale, à la dignité, à la liberté, à la santé et à la sécurité. Ces droits, dit la cour, « sont tous fondés sur leur droit à un environnement propre et sain » (53) .

2. Le défi posé à la CEDH

À ce jour, au niveau du droit européen des droits de l'homme, 12 requêtes ayant pour objet principal le changement climatique ont été déposées devant la CEDH.

Le 31 mai 2022, la Grande chambre a été saisie, par voie de dessaisissement, de l'examen de la requête, introduite le 28 janvier 2021 au nom de Damien Carême, ancien maire de la commune de Grande Synthe en France, sur la base des articles 2 et 8 de la Convention (54) . La requête de Damien Carême est la continuation de l'affaire de « Grande Synthe » précitée. Préalablement, le Conseil d'État avait rejeté sa demande individuelle pour défaut d'intérêt à agir. Il n'avait pas non plus accepté les conclusions concernant les articles 2 et 8 de la CEDH. Le requérant soutient devant cette dernière que le fait que les autorités n'aient pas pris toutes les mesures appropriées pour permettre à la France de respecter les niveaux maximums d'émissions de GES constituait une violation de l'obligation de garantir le droit à la vie et d'assurer le « droit à une vie privée et familiale normale ».

La requête des seniors suisses « Klimaseniorinnen » concerne, quant à elle, les obligations de la Suisse en matière de changement climatique (55) . Les requérantes soulignent qu'elles souffrent de problèmes de santé qui s'aggravent pendant les périodes de canicule qui impactent leurs conditions de vie. L'affaire a déjà épuisé les voies de recours internes. La requête allègue des violations des articles 2, 6, 8 et 13 de la CEDH (56) . Cette affaire soulève des questions de justice temporelle et générationnelle.

L'affaire « Duarte Agostinho » concerne, quant à elle, les émissions de GES de 33 États membres du Conseil de l'Europe, lesquels, selon les requérants, ont contribué au phénomène de réchauffement climatique (57) . Six jeunes Portugais ont déposé un recours devant la CEDH pour inaction climatique en 2020. Ils estimaient que cette inaction constituait une violation de leurs droits humains au regard de la CEDH, et se sont plaint du non-respect par les États de leurs obligations positives en vertu des articles 2 et 8 de la CEDH, lus à la lumière des engagements pris dans le cadre de l'accord de Paris.

Neuf autres affaires similaires restent pendantes auprès de la CEDH, dont le calendrier d'audiences n'a pas encore été fixé.

***

L'un des objectifs fondamentaux des contentieux climatiques est celui d'aligner les politiques de l'État en matière climatique sur les objectifs de réduction, posés à la fois par l'accord de Paris, par des accords régionaux (comme l'Union européenne) et par le droit des droits de l'homme (CEDH). Les avertissements lancés par les panels internationaux de scientifiques (Giec) en termes de dépassement des limites planétaires font également progressivement partie des objectifs des procès climatiques. Les moyens pour y parvenir doivent être mis « en cohérence » avec les autres politiques publiques et avec le contrôle exercé par les États sur les activités du secteur privé. Les efforts produits par les acteurs privés dans le cadre de leur devoir de diligence et de vigilance prennent également une place importante dans les nouveaux litiges climatiques.

S'agissant plus précisément des contentieux en France, les résultats, à ce jour, n'établissent pas encore un « devoir de diligence climatique » généralisé. Toutefois, et par le truchement des mesures appropriées, on peut constater l'émergence d'une « obligation de diligence climatique » plus large. Cette obligation se pose comme un « contrôle » progressif, étalé dans le temps, qui devrait permettre l'augmentation du niveau d'ambition dans le cadre des règles de l'accord de Paris. De plus, suivant les recommandations de la nouvelle décision publiée le 13 décembre 2023 à l'issue de la dernière Conférence des parties (COP28) à Dubaï, qui déclare, entre autres, le souhait de cheminer vers « une transition vers des énergies non fossiles » et de pouvoir diminuer progressivement l'utilisation et la dépendance au charbon, les contentieux climatiques à venir auront de nouveaux fondements dans le droit international climatique (58) .

Notre prochaine chronique présentera les nouvelles avancées sur ces sujets cruciaux, tout en ouvrant vers la détermination des obligations internationales communes et différenciées des différents États du monde à l'égard du changement climatique.  Nous espérons que les avis consultatifs demandés récemment à la Cour internationale de justice et au Tribunal International des droits de la Mer répondront à ces questions au cours de l'année 2024. Les deux avis pourront, en outre, s'appuyer sur la nouvelle décision de la COP 28, en donnant ainsi un nouvel élan à la sortie progressive des énergies fossiles et aux nouveaux chemins de la transition dans le cadre du droit international du climat (59) . Les contentieux climatiques nationaux, dont les français, pourront ainsi connaître des développements inédits dans les mois à venir.

1. Pnue, Global Climate Litigation Report 2023, Status Review2. HCC, rapp., Climat, Santé, mieux prévenir, mieux guérir, avr. 20203. C. énergie, art. L. 100-1 A et L. 100-44. CE, 19 nov. 2020, n° 427301 : Lebon, Cne de Grande-Synthe; CE, 1er juill. 2021, n° 427301 : Lebon, Cne de Grande-Synthe ; CE, 10 mai 2023, n° 467982 : Lebon ; TA Paris, 3 févr. 2021, n°s 1904967, 1904968, 1904972, 1904976, Assoc. Oxfam France et a.5. Torre-Schaub M. (dir.), Les dynamiques du contentieux climatique. Usages et mobilisations du droit, Mare & Martin, Paris, 20216. Rechtbank Den Haag, Urgenda c. Netherlands C/09/456689/ HA ZA 13-13967. CE, 19 nov. 2020, op. cit.8. CE, 1er juill. 2021, op. cit.9. CE, 10 mai 2023, op. cit.10. CE, 10 mai 2023, op. cit.

11. Groupe d'experts intergouvernemental sur l'évolution du climat ; IPCC (Giec) Report, Groupe I publié le 8 août 2021, groupes I et III publiés respectivement le 28 février et 4 avril 2022. Le rapport de synthèse et le rapport grand public ont été publiés en 2023.12. IPCC (Giec), Sixth Assessment Report du groupe II et III 2022 et rapport de synthèse 2023 ; Torre-Schaub M., Le droit à l'honneur dans le dernier rapport du Giec À propos du 6e rapport du Giec du 4 avril 2022, JCP G 2022, 17, p. 872-87313. Prague municipal Court, 15 juin 2022, Klimatická žaloba ČR c. République tchèque14. Federal Court of Australia, 16 juill. 2021, Sister Marie Brigid Arthur c. Minister for the Environment Sharma (appel en cours depuis 2022)
15. High Court of Justice, Greenpeace c. North Sea Transition authority (affaire en cours)16. TA supérieur de Berlin-Brandebourg, 30 nov. 2023, DUH et BUND c. Allemagne17. Bonnemann M., Litigating Enforcement: Germany's Contested Climate Governance and the New Wave of Climate Litigation, Blog Columbia Climate, 12 déc. 202318. Cour constit. Carslbourg (Allemagne), 25 mars 2020, Neubauer19. Amsterdam District Court, FossielVrij Netherlands et al. c. KLM (en cours)20. FossielVrij NL c. Koninklijke Luchtvaart Maatschappij N.V (KLM)21. Trib. Adm. Supérieur de Berlin, Deutsche Umwelthilfe c. République fédérale allemande (requête introduite en juin 2023, affaire en cours)22. Aff. cit. in De Witt E., Stebing H., Climate Litigation update, Norton Rose Fulbright 2022 et Norton Rose climate litigation update 202323. Trib. 1ère instance Nanterre, 7 juill. 2021, La Fédération internationale pour les droits humains (FIDH), la Ligue française des droits de l'Homme, l'Observatorio ciudadano et le Red Ambiental Ciudadana de Osorno c. Suez (assignation)24. Cass. 1ère civ., 9 mars 2022, n° 20-22.444, Les Amis de la Terre et Sherpa c. Perenco25. Comissão Pastoral da Terra (CPT) et NAAT c. BNP, 12 oct. 2022 (mise en demeure)26. TJ Paris, 13 mars 2023, Greenpeace France, ClientEarth et a. c. TotalEnergies27. TJ Paris, 23 févr. 2023, Les Amis de la terre France, Oxfam France, Notre affaire à tous c. BNP Paribas (assignation)28. District of Columbia Court, n° 2022-CA-003323, ClientEarth, US PIRG Education Fund et Environment America Research & Policy Center c. Washington Gas29. Rechtbank Den Haag, Urgenda c. Netherlands, op. cit.30. Friends of the Earth & others c. Heathrow Airport Ltd [2020] UKSC 52. En appel : R c. Secretary of State for Transport [2020] EWCA Civ 214, Supreme Court, 16 déc. 202031. Norton Rose Fulbridght, Climate change litigation update, juill. 202332. L'UKEF est l'Agence publique du Royaume uni pour le contrôle financier des opérations d'exportation.33. Trib. 1ère instance francophone de Bruxelles, 26 Mars 2021, 2015/4585A, Klimaatzaak c. État belge ; Torre-Schaub M., Justice climatique, nouvelles tendances, nouvelles opportunités, Iddri, blog, 30 juin 202134. CA Bruxelles, 2021/AR/1589, 2022/AR/737 et 2022/AR/89, Klimaatzaak c. État belge35. Rechtbank Den Haag, 26 mai 2021, Milieudefensie et a. c. Royal Dutch Shell plc., C/09/571932/ HA ZA 19-37936. Les Amis de la Terre France, Survie, Afiego, Cred, NAPE/Amis de la Terre Ouganda et Navodac. Total (Ouganda)37. TJ Paris, 9 juin 2022, 1ère audience, Canopée, CPT, Envol Vert, FNE, Mighty Earth, Naat, Sherpa et a. c. Casino38. LSE, Grantham Research Institute on Climate Change and the Environment, Global trends in climate change litigation: 2023 snapshot, juin 202339. TA Paris, 3 févr. 2021, op. cit.40. Dentons, Climate Litigation Risk, Five trends to watch for in 2023, janv. 2023 ; LSE, Grantham Research Institute on Climate Change and the Environment, Global trends in climate change litigation, op. cit., ibid, 2022

41. De Witt E., Stebing H., op. cit.42. Il s'agit de la tendance décrite en droit anglosaxon comme « Rights based litigation ». V. Savaressi A.-L. et Setzer J., A first global mapping of rights-based climate litigation reveals a need to explore just transition cases in more depth, Grantham Research Institut on Climate Change and the Environment, Londres, 29 mars 202243. Juliana et a.c. United States of America et a., 217 F. Supp. 3d 1224 D. Or. 2016 ; Ninth Circuit Court of Appeals 17 janv. 2020 ; Oregon Federal Court October 2023, (en cours). ; v. aussi Juliana v. United States. Climate Change Litigation Databases (Case documents case chronology)44. Supreme Court, 31 juill. 2020, App n° 205/19, Friends of the Irish Environment CLG c. Gouvernement of Ireland

45. Rechtbank Den Haag, Urgenda c. Netherlands, op. cit.46. TA Paris, 3 févr. 2021, op. cit. ; JCP G 2021, 24747. Bundesverfassungsgericht, 24 mars 2021 - 1 BvR 2656/18, 1 BvR 78/20, 1 BvR 96/20 (affaire Neubauer)48. Order of 24 March 2021 1 BvR 2656/18, 1 BvR 288/20, 1 BvR 96/20, 1 BvR 78/2049. Court of Appeal, Civil Division, 18 mars 2022 : CA-2021-003448, Plan B c. Prime Minister & a.50. High Court of England, 24 Mai 2022, Ewan McGaughey et a. c. Universities Superannuation Scheme Limited (un appel est en cours)51. Youth Verdict c. Waratah Coal [2022] QLC 2152. Rikki Held et a. c. State of Montana, Montana first Judicial District Court Lewis and Clark County, 14 août 2023, n° CDV-2020-307 ; Torre-Schaub M., Les générations futures et le droit à un environnement sain : justice climatique pour les jeunes du Montana, Actu-Environnement, oct. 202353. Rikki Held et a., op. cit., Findings on Fact, pts 5 à 9, pt. 10254. Carême c. France, n° 7189/21 ; Torre-Schaub M., The future of Climate Change Litigation in Europe, VerfassungsBlog, 10 août 202255. Verein KlimaSeniorinnen Schweiz et a. c.Suisse, n° 53600/256. Respectivement droit à la vie, droit à la vie privée et familiale et au respect du domicile, droit d'accès à la justice et droit à un recours effectif57. Duarte Agostinho et a. c. Portugalet 32 autres États, n° 39371/20 ; Chartier I., Action climatique de jeunes portugais devant la CEDH : les États plaident l'irrecevabilité, Dr. Env. 2023, p. 380 ; Torre-Schaub M., Justice climatique pour les générations futures devant la CEDH, Blog de droit européen, 23 sept. 202358. FCCC/PA/CMA/2023/L.1 Conference of the Parties, Fifth session United Arab Emirates, 30 November to 12 December 2023, Agenda item 4, First global stocktake, pts 29 et s. de la décision59. Ibid.

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