
Maître de conférence à l'Ecole polytechnique, Auteur de "Le Climat qui cache la forêt"
Actu-Environnement : Quels sont les obstacles actuels à la lutte contre l'artificialisation ?
Guillaume Sainteny : L'un des principaux tient à la différence de valeur entre un terrain urbanisable et un terrain non urbanisable. Classer un terrain urbanisable lui confère, certes, une valeur plus élevée. Mais, à l'inverse, la valeur des terrains ruraux est minorée en France par deux facteurs qui se cumulent. Les loyers de fermage sont fixés par l'Etat très en dessous de leur valeur de marché. Néanmoins, la taxation du foncier rural est très élevée. La rentabilité du foncier agricole après impôts est donc négative ou nulle en euros constants. De ce fait, la valeur de l'hectare agricole décline en France. Il vaut aujourd'hui 6.000 euros, soit moins qu'en 1970 en euros constants. Pour valoir autant qu'en 1970, l'hectare agricole devrait valoir aujourd'hui 50.000 euros. Si tel était le cas, la valorisation conférée par le classement en terrain urbanisable serait évidemment bien moindre.
AE : Quel rôle joue la fiscalité dans cette situation ?
GS : Un rôle essentiel. Le rendement brut des espaces ruraux, inférieur à 1,5%, est certes faible. Mais c'est bien leur taxation qui le fait passer en zone négative. Le revenu foncier d'un terrain agricole rapporte 1 c€/m2/an. Il est pourtant taxé de la même manière que le revenu foncier d'une boutique à Paris qui rapporte 5.000 €/m2, soit 500.000 fois plus. Il est illogique, et peut être non conforme aux principes constitutionnels d'égalité devant l'impôt et devant les charges publiques, de taxer un loyer règlementé de la même façon qu'un loyer commercial libre. Cette absence de rentabilité du foncier non bâti pousse évidemment ses détenteurs à l'artificialiser pour échapper à ce rendement négatif et à la baisse de valeur du foncier agricole qui en résulte.
AE : Quelles solutions préconisez-vous pour rendre l'artificialisation moins attractive ?
GS : On peut difficilement conserver un cadre réglementaire et fiscal entraînant le rendement négatif du foncier agricole et le déclin de sa valeur et regretter, dans le même temps, que ses détenteurs tentent de sortir de cette situation en artificialisant leurs terrains, seule voie qui leur est offerte pour les valoriser. Si la fiscalité ne peut, à elle seule, empêcher l'appréciation de la valeur d'un terrain par l'urbanisation, en revanche, elle pourrait faire en sorte que le foncier non bâti dégage un rendement positif après impôts, ne serait-ce que de 1% en euros constants. Cela permettrait aux porteurs de foncier rural de ne pas être contraints de se défaire d'un actif systématiquement en perte. Il existe deux solutions pour cela. Soit on réforme le statut du fermage comme le demandent de nombreux acteurs, notamment la profession notariale. Soit on le conserve et on modifie la fiscalité du foncier agricole.
AE : L'idée de créer une taxe sur l'artificialisation ne fait-elle pas partie des solutions ?
GS : C'est l'idée à la mode. En réalité, il existe déjà 29 taxes relatives à l'artificialisation et aux terrains urbanisables. Aucune de ces taxes ne semble être parvenue à infléchir notablement le rythme de l'artificialisation. Si on en crée une trentième, il existe peu de chances qu'elle soit différente, c'est-à-dire internalisante ou même réellement incitative. Surtout, une nouvelle taxe n'apporterait pas de solution au problème de la faible valeur du foncier rural et de sa rentabilité négative, causes essentielles d'artificialisation. Un meilleur remède consisterait à permettre une rémunération minimale du portage du foncier rural, service économique rendu à la profession agricole et élément important de la compétitivité de l'agriculture française. Or, il se trouve que cette rémunération minimale irait parfaitement dans le sens de la rétribution des services écosystémiques et des solutions fondées sur la nature annoncée dans le plan climat de juillet 2017 et dans le plan biodiversité de juillet 2018.
AE : Constatez-vous d'autres contradictions du gouvernement en la matière ?
GS Oui, l'évolution de la politique des énergies renouvelables (EnR) est préoccupante. Mais elle ne date pas de ce gouvernement. On a supprimé les zones de développement éolien et voté des dérogations à la loi littoral pour permettre l'implantation d'équipements dans des espaces protégés. Parallèlement, la France, qui avait initialement privilégié le solaire intégré au bâti, développe maintenant le solaire au sol. Ces évolutions renforcent incontestablement l'artificialisation des sols. Et cela concerne notamment des zones non périurbaines qui avaient été peu touchées jusqu'ici. Or, ces EnR au sol sont l'objet de soutiens publics : tarifs d'achat, compléments de rémunération, subvention de 40% du coût du raccordement pour les agriculteurs. Va-t-on, à la fois, soutenir les producteurs d'énergie solaire au sol et leur demander d'acquitter une taxe sur l'artificialisation générée par leurs installations ? Pour que celle-ci soit efficace, il faudrait qu'elle soit supérieure au tarif d'achat des EnR. En revanche, la nouvelle politique des transports de l'exécutif (requalifier l'existant plutôt que de multiplier les nouvelles infrastructures) est cohérente avec l'objectif de modérer l'artificialisation.
AE : L'objectif zéro artificialisation formulé dans le plan biodiversité est-il atteignable ?
GS : Je ne crois pas réaliste cet objectif ni en termes de quantité ni de qualité. Cela supposerait de rendre chaque année à la nature plusieurs dizaines de milliers d'hectares artificialisés. Or, le gisement de terres artificialisées qui peuvent être rapidement rendues à la nature n'est pas si important compte tenu des obstacles juridiques, techniques, financiers. Et la richesse en biodiversité de ces sols renaturés reste à apprécier. Un objectif crédible serait de diminuer le rythme d'artificialisation. En 1997, l'Allemagne s'est fixée comme objectif de diviser par deux son flux annuel d'artificialisation. Vingt ans après, elle n'y est pas encore parvenue mais le rythme a baissé.
AE : Existe-t-il des contradictions avec le projet de loi Elan ?
GS : Ce texte ne semble pas accorder une grande place à la lutte contre l'artificialisation. Il porte atteinte à la loi littoral qui reste le meilleur rempart à l'artificialisation très rapide à proximité de la mer. Il diminue, à nouveau, les pouvoirs des architectes des bâtiments de France, gardes fous utiles pour contrôler l'artificialisation dans les espaces protégés. Ce projet de loi mise presque tout sur le logement neuf avec l'objectif de "construire plus, plus vite et moins cher". Cela contribuera à l'étalement urbain et est en contradiction aussi bien avec l'objectif de zéro artificialisation qu'avec la volonté affichée, par ailleurs, de revitaliser les centres-villes en déshérence. Trois millions de logements sont vacants (+ 50 % en dix ans), du fait d'une rentabilité locative en baisse. La taxation accrue de l'immobilier depuis le 1er janvier 2018 risque d'accentuer la tendance. Remettre sur le marché une bonne partie de ces logements serait davantage cohérent avec l'objectif de zéro artificialisation ou même de sa modération.