Depuis dix ans, les experts du nucléaire craignent que l'acier du couvercle et du fond de la cuve de l'EPR de Flamanville (Manche) présente des défauts. Dès 2006, l'Autorité de sûreté nucléaire (ASN) évoque le sujet avec Areva. L'année suivante, des tests donnent corps aux hypothèses pessimistes, mais l'entreprise reste confiante. Ce n'est qu'en 2012 qu'elle propose de faire les vérifications demandées par l'ASN. Certains tests auraient pu être lancés rapidement, mais il faudra attendre fin 2014 pour qu'Areva les réalise et annonce la mauvaise nouvelle à l'Autorité. Entre temps, la cuve défectueuse a été montée.
C'est ce qui ressort des documents fournis par l'ASN, Areva et EDF au Haut comité pour la transparence et l'information sur la sécurité nucléaire (HCTISN). Ils ont chacun présenté des notes retraçant l'historique de la fabrication de la cuve de l'EPR de Flamanville. Ces documents complètent les premières informations publiées il y a un an.
Pour rappel, en avril 2015, l'ASN a annoncé la présence d'une anomalie dans la composition de l'acier du couvercle et du fond de la cuve du réacteur en construction. Certaines parties de ces deux pièces présentent une concentration trop élevée en carbone (ségrégation du carbone) qui les rend potentiellement plus fragiles. En octobre 2015, Ségolène Royal, ministre de l'Energie, saisit le HCTISN et pose une question précise : "Pourquoi [l'anomalie] a-t-elle été révélée neuf ans après la fabrication des pièces incriminées ?". Les trois notes apportent des éléments de réponse à cette question. Contacté, Areva n'a pas souhaité répondre aux questions d'Actu-Environnement.
Le Haut comité a dû insister
La présentation de l'historique s'est déroulée en deux temps. Le 24 mars, l'ASN a présenté sa version dans une note ainsi que l'essentiel des courriers adressés à Areva. L'entreprise n'a fait qu'une présentation "très lisse", selon les termes du secrétaire général du Haut comité. Raison invoquée par Areva : le secret industriel. Cette première réponse a particulièrement irrité les membres du HCTISN. "On sentait bien que les choses n'avaient pas été dites totalement", résume un membre. Ce n'est que le 29 juin qu'Areva et EDF remettent leur version de l'historique. "On a dû insister, pour s'assurer d'obtenir des informations précises", indique le secrétaire général, précisant qu'une pré-réunion a été ajoutée au programme de travail. Les deux notes, consultées par Actu-Environnement, confirment les grandes lignes de celle de l'ASN.
Les débats au sein du HCTISN ne s'arrêtent pas à l'historique. Le Haut comité a appris qu'Areva avait sacrifié un fond de générateur de vapeur fabriqué selon le même procédé que la cuve. Objectif de ces tests ? Modéliser d'éventuels défauts sur le fond de cuve et le couvercle de l'EPR dans le cadre du dossier de qualification instruit par l'ASN. Ces essais, réalisés fin 2011, ont mis en évidence des ségrégations du carbone. Celles-ci "sont jusqu'à très récemment (mars 2016) restées inconnues" des équipes en charge de l'EPR, explique la note de l'entreprise. Depuis, l'audit conduit au sur le site de fabrication du Creusot (Saône-et-Loire) a révélé des irrégularités dans le contrôle qualité de l'usine ainsi que des défauts concernant 18 générateurs de vapeur installés sur le parc d'EDF. Le Haut comité s'interroge donc sur la possibilité d'approfondir son enquête : pourquoi Areva n'a-t-elle pas réagit après la découverte de ces ségrégations ? Le HCTISN se saisira-t-il de ces questions ? "Pour l'instant, la décision n'a pas été prise", rapporte la députée Geneviève Gosselin-Fleury (PS, Manche), membre du Haut comité. Pour le secrétaire général du Haut comité, "il est légitime de l'aborder, mais le groupe de travail ne doit pas placer ce sujet au cœur de son travail".
Areva et EDF ont confirmé qu'elles n'étaient pas en mesure de fabriquer le couvercle et le fond de la cuve de l'EPR au Creusot. A l'avenir, la fabrication de ces pièces devrait être confié à Japan Steel Works (JSW). Cette confirmation soulève des commentaires qui dépassent le mandat du groupe de travail, explique un participant. Quel est l'avenir de la filière nucléaire française si Areva ne peut pas fabriquer ces équipements ? Réaliser l'ensemble de la cuve au Japon n'est-il pas plus pertinent ? D'autant que pour l'EPR de Flamanville, JSW a fabriqué le corps de la cuve et le Creusot Forges les deux pièces défectueuses (l'usine française n'ayant pas la capacité technique de fabriquer les autres parties, explique la note d'EDF).
Pour y remédier, les industriels ont mis au point des lingots à solidification dirigée, c'est-à-dire des lingots dont le refroidissement est contrôlé pour concentrer les excès de carbone en partie haute. Une alternative consiste à utiliser des lingots sensiblement plus gros que nécessaire pour pouvoir supprimer de grandes portions et ne garder que la partie saine.
Pour les calottes de l'EPR, Areva a fait couler un lingot de 157 tonnes, sans recourir à la solidification dirigée. 20% de la masse et un peu moins de 10% ont été supprimés en tête et pied de lingot. "La technologie de fabrication retenue (…) est en régression technique par rapport à celle retenue pour le parc en exploitation", constate l'Institut de radioprotection et de sûreté nucléaire (IRSN) dans un rapport d'avril 2015 dédié à la fabrication de la cuve EPR.
Quant à l'historique dressé par les trois acteurs, il montre des inquiétudes précoces et une succession de signaux d'alerte peu, ou pas, pris en compte. La fabrication des pièces incriminées a été lancée en septembre 2006 (couvercle) et janvier 2007 (fond de cuve), bien avant que l'ASN ne valide le dossier qui fixe les choix de fabrication et encadre la vérification de la cuve. A cette occasion, Areva change de méthode de fabrication (voir encart). Dès août 2006, l'Autorité aborde par écrit le risque de ségrégation du carbone dans les calottes de la cuve. Ce signalement "est à noter", insiste la note de l'ASN, ajoutant que "cette question n'a pas reçu de réponse sur le fond" de la part d'Areva. A ce stade, "il ne s'agissait pas d'une alerte, nous signalions simplement que la question des ségrégations du carbone figure sur la liste des éléments qui seront pris en compte pour valider la tenue des calottes", précise Julien Collet, directeur général adjoint de l'ASN. De son côté, Areva admet que son choix technique "pouvait apparaître en contradiction avec les efforts faits dans le début des années 1980 (…), mais il s'inscrivait dans la tendance générale à l'augmentation de la taille des pièces". En creux, on comprend qu'Areva ne dispose pas d'un outil industriel permettant d'employer, pour de si grosses pièces, la technique privilégiée depuis trente ans.
L'année 2007 est marquée par deux événements. Tout d'abord, estimant qu'Areva n'apporte pas de réponses satisfaisantes sur la maîtrise du risque de ségrégation, l'ASN tape du poing sur la table. Elle décide qu'à partir du 1er janvier 2008, l'entreprise ne pourra plus lancer la fabrication de nouveaux composants tant que leur dossier de qualification ne sera pas validé. Mais cette nouvelle procédure ne concerne pas les calottes de la cuve de l'EPR de Flamanville en cours de fabrication. Et l'Autorité de préciser qu'elle "a mis en garde à plusieurs reprises Areva sur le risque industriel" lié à la poursuite de la fabrication. Il est possible que les pièces doivent être mises au rebut, prévient un courrier de juillet 2007.
Le second événement concerne la fabrication des calottes dans les ateliers d'Areva. A l'occasion de tests intermédiaires, Areva détecte "des valeurs de concentration de carbone élevées (0,265% et 0,277%)", rapporte l'ASN, ajoutant que celles-ci "auraient pu amener à s'interroger dès 2007 sur la présence de ségrégations". Pour Areva, ces résultats ne posent pas de problème car les usinages à venir permettront d'éliminer les zones défectueuses. Mais l'entreprise s'est trompée pour deux raisons. Tout d'abord, les lingots de plus grand diamètre utilisés "semblent présenter une ségrégation sensiblement supérieure" aux lingots utilisés jusqu'alors, explique la note d'Areva Ensuite, "la ségrégation (…) est un phénomène potentiellement plus variable qu'escompté".
Certains indices auraient pu alerter Areva
En 2011, l'Autorité réunit son groupe d'experts ad hoc pour aborder les situations pour lesquelles la réglementation ne peut être respectée. "Parfois, la technologie ne permet pas d'atteindre les valeurs règlementaires, mais la résistance n'est pas remise en cause", explique Julien Collet, ajoutant que l'industriel qui sollicite une dérogation doit justifier qu'il utilise la meilleure technologie disponible et que l'intégrité de l'équipement est assurée. Lors de la réunion, le couvercle et le fond de cuve de l'EPR de Flamanville ne sont pas évoqués. "Tout au long de nos échanges, Areva était convaincu qu'il respecterait les valeurs réglementaires", explique le directeur général adjoint de l'ASN. La note d'Areva confirme ce point.
La même année, l'Autorité et Areva s'accordent enfin sur la procédure de validation des calottes. Dès lors, le ton change chez Areva. Début 2012, l'entreprise confirme à l'ASN que des points clés n'ont pas été contrôlés lors de la fabrication du fond de cuve. L'autorité demande donc à Areva d'effectuer des tests. En juillet, les deux acteurs s'accordent sur les essais. Parmi ceux-ci figurent des essais mécaniques et des analyses chimiques dans une carotte de métal prélevée en novembre 2012. Mais les tests ne seront effectués qu'en septembre 2014. Le mois suivant, Areva annonce à l'ASN, par téléphone, les mauvais résultats. "On ne sait pas expliquer certains points : pourquoi les essais n'ont été effectués qu'en 2014 ?", s'interroge le directeur général adjoint de l'ASN. Du côté d'Areva, ces mauvais résultats constituent "un élément de surprise (…), même si, avec le recul, certains indices ou certaines données auraient pu susciter un questionnement plus précoce".
Toujours est-il que l'annonce arrive un peu tard : la cuve a été introduite dans le bâtiment réacteur sur le site de Flamanville huit mois avant, le 24 janvier 2014. A cette époque, EDF considérait que la cuve était conforme.