Premier secteur émetteur de gaz à effet de serre, responsable de 30 % environ du total français, le transport mise particulièrement sur les carburants de synthèse et sur les biocarburants (issus de la biomasse) pour se décarboner. Des solutions alternatives largement encouragées par les pouvoirs publics nationaux, via des évolutions de la réglementation, diverses subventions et autres allègements fiscaux, mais aussi par l'Union européenne, à travers notamment ses règlements Fuel EU Maritime et Refuel EU Aviation, adoptés en juillet et en octobre 2023. Selon ces textes, en effet, l'intensité en gaz à effet de serre (GES) des carburants utilisés dans les navires devra être abaissée de 80 % tandis que la part attendue des carburants durables dans l'aviation devra atteindre 70 % au moins.
Pour les biocarburants, une dépendance marquée
Plusieurs études mettent cependant l'accent sur les lacunes et les imperfections de ces produits alternatifs que s'arrachent désormais les compagnies des différentes branches du transport. Un rapport de la fédération d'associations Transport & Environment (T&E), publié le 14 décembre dernier, souligne ainsi la forte dépendance de l'Europe vis-à-vis de ses importations de biogazole et de bioéthanol, mais également d'huiles de cuisson usagées pour la fabrication du biogazole. Alors que le continent a plus que doublé sa consommation de cette matière première entre 2015 et 2022, passant d'environ 1,7 million de tonnes à près de 4 millions, il s'approvisionne dorénavant à 80 % hors de ses frontières : en Chine, pour près des deux tiers (60 %) de ses importations, en Malaisie et en Indonésie.
Un problème également soulevé par la Cour des comptes européenne en décembre dernier. « Cette situation devrait s'aggraver à mesure que les compagnies aériennes font pression pour que l'huile usagée devienne un ingrédient clé des SAF (Sustainable Aviation Fuel) », s'inquiète l'ONG. Or, des soupçons de fraudes pèsent sur ces échanges : des huiles vierges, telles que l'huile de palme, seraient parfois faussement étiquetées comme usagées et vendues en tant que telles. Plusieurs pays, dont l'Allemagne et l'Irlande, ont officiellement lancé des enquêtes à ce sujet et la Commission européenne a promis de faire de même sur un biogazole indonésien douteux susceptible de transiter par la Chine et le Royaume-Uni.
Sans huile de palme, mais un peu quand même
Entre 2021 et 2022, l'Europe a par ailleurs augmenté significativement sa consommation de dérivés de l'huile de palme, tels que les effluents des moulins (Pome) et le distillat d'acides gras de palme (PFAD), sous-produits du raffinage : des déchets non exempts d'impacts environnementaux et liés eux aussi, quoique indirectement, à des changements d'affectation des sols et à la déforestation. Enfin, les cultures vivrières restent les principales matières premières utilisées dans la production de biocarburants de l'UE, tant pour le biogazole que pour le bioéthanol.
Beaucoup trop d'électricité mobilisée
L'Agence de la transition écologique (Ademe) s'est, pour sa part, intéressée aux électro-carburants (e-kérosène, e-méthanol, e-ammoniac, e-méthane), incontournables pour atteindre les objectifs européens de réduction des émissions de l'aviation et du secteur maritime en 2050, deux branches particulièrement difficiles à décarboner car peu susceptibles d'être directement électrifiées. La production de ces e-fuels nécessite de l'hydrogène, donc de l'électricité, combiné à du dioxyde de carbone (CO2) ou de l'azote (N2). Dans ses modélisations, communiquées en octobre dernier, l'Ademe est partie du principe qu'ils seront fabriqués en France : à 100 % pour les vols domestiques et la navigation nationale et à 50 % pour les vols internationaux et les navigations internationales.
En tenant compte de deux niveaux de trafic, modéré et élevé, donc d'une baisse de 35 % de la demande en énergie à cet horizon ou d'une hausse de 70 %, selon les scénarios, l'Agence a ainsi calculé que 44 à 175 térawattheures (TWh) seraient mobilisés à cette fin, soit l'équivalent de la production de 13 réacteurs nucléaires pour la version « haute ». Cette électricité devra être associée à 5,8 à 18,6 millions de tonnes du CO2 d'origine biogénique donc issu du cycle des plantes, coproduit de la méthanisation ou de l'industrie du papier-carton par exemple.
Plaidoyer pour la sobriété
« Les résultats laissent apparaître que la décarbonation des deux secteurs exigera, quoi qu'il arrive, des quantités colossales d'électricité et de CO2 au regard de notre capacité à en produire d'ici à 2050 », remarque Luc Bodineau, ingénieur hydrogène et pile à combustible du service recherche et technologies avancées de l'Ademe, dans un article publié, le 14 décembre, dans The Conversation. Dans le même temps, en effet, la production électrique renouvelable ou bas carbone totale de la France pourrait être comprise entre 525 TWh et 700 TWh, seulement.
Quant aux gisements de CO2 biogéniques accessibles, ils sont évalués à 16 mégatonnes dans le « meilleur » des cas : si la biomasse est largement mobilisée comme source d'énergie et si cet usage n'entre pas en concurrence avec le besoin de stocker le CO2. « Autrement dit : en cas de forte progression des trafics aérien et maritime d'ici à 2050, les ressources consacrées à leur décarbonation représenteraient un quart de l'électricité renouvelable ou bas carbone du pays et bien plus que le CO2 biogénique disponible », résume Luc Bodineau. Un constat qui devrait faire pencher la balance en faveur d'un meilleur fléchage des ressources en électricité et en CO2 vers « une demande contenue en carburants » et « une hausse modérée du trafic », accompagnées d'un report vers d'autres modes de déplacement.
Donner la priorité aux usages
L'Ademe souligne par ailleurs que de nombreux points restent à éclaircir : l'empreinte carbone exacte des e-carburants, la possibilité réelle de disposer de CO2 biogénique et donc de produire ces carburants alternatifs en France, l'impact des trainées de vapeur d'eau générées par les vols… De son côté, Transport & Environment préconise d'imposer des restrictions au soutien et à l'utilisation des biocarburants avancés et des biocarburants résiduaires, comme l'adoption d'une limite stricte sur la part des graisses animales pouvant être utilisées. La fédération conseille aussi de renforcer les mécanismes de surveillance des chaînes d'approvisionnement et de mettre l'accent sur le potentiel de matières premières durables accessibles à l'échelle nationale et européenne.
Enfin, elle plaide pour un fléchage prioritaire de la production des biocarburants de pointe vers les secteurs difficiles à décarboner, comme l'aviation, plutôt que vers le transport routier. Selon le Citepa, les émissions de GES des transports restent globalement stables depuis la dernière décennie, mais ils ont augmenté de 2,3 % entre 2021 et 2022, dans le cadre d'un rebond post-Covid.