Depuis l'adoption de l'Accord de Paris sur le climat en 2015, les annonces se suivent et s'accumulent. Pas une semaine ne passe sans qu'une entreprise annonce se mettre sur la trajectoire de la neutralité carbone, quand ce n'est pas l'annonce de l'atteinte de cette neutralité. Depuis que cette notion est devenue le mantra de l'action climatique, chacun cherche à se l'approprier. Une bonne chose en soi, mais qui peut très vite basculer dans l'écoblanchiment. À l'heure où ces pratiques sont fortement combattues, notamment dans le projet de loi climat et résilience, l'Agence de la transition écologique (Ademe) apporte un éclairage intéressant via un avis (1) sur la manière d'aborder le concept de neutralité carbone et surtout de l'appliquer. « Aucun acteur individuellement ne peut ni devenir ni se revendiquer neutre en carbone », prévient-elle d'emblée.
Petit rappel préliminaire de l'agence : « La neutralité carbone vise à contrebalancer, à l'échelle du globe, toute émission de gaz à effet de serre (GES) issue de l'activité humaine par des séquestrations de quantités équivalentes de CO2 ». Autrement dit, il s'agit de séquestrer autant de carbone que les volumes émis et ainsi limiter la hausse des températures de la planète. Cet objectif fixé par l'Accord de Paris s'applique aux États signataires. Chacun d'entre eux doit le reprendre dans une stratégie nationale. Une construction juridique qui fait dire à l'Ademe que la notion de neutralité carbone ne peut se mesurer qu'à l'échelle d'un État et non d'une entreprise, association, collectivité, produit ou service. « Chercher à appliquer une neutralité́ carbone arithmétique à une autre échelle peut engendrer des biais méthodologiques et éthiques. C'est pourquoi les acteurs ne peuvent ni devenir ni se revendiquer neutres en carbone individuellement à leur seule échelle », explique-t-elle.
Trois biais méthodologiques ou éthiques
L'Ademe identifie trois biais majeurs à une « individualisation » de la neutralité carbone. Le premier est lié à la non-additionnalité des démarches. « Pour pouvoir comptabiliser correctement le cumul des émissions des différents acteurs à une autre échelle que nationale ou mondiale, il faudrait que leurs impacts GES respectifs ne soient comptabilisés que sur leurs émissions directes, c'est-à-dire les quantités de GES qui sont émises sur place », estime l'agence. Or, toute organisation a des émissions de GES indirectes via ce qu'elle consomme et qui est nécessaire à son fonctionnement. Et ces émissions sont prépondérantes : de l'ordre de 80 %. Or, les émissions indirectes des uns sont les émissions directes des autres. Il est alors impossible de cumuler les démarches des différents acteurs sans risque de double comptage. « Un raisonnement à une échelle réduite risque donc de conduire les acteurs à ne cibler leurs actions que sur les émissions directes et à exclure de leur démarche la part prépondérante de leurs émissions sur laquelle ils portent pourtant une forte responsabilité », ajoute l'Ademe.
Deuxième biais : l'absence d'équité entre les acteurs. Si l'on réduit trop l'échelle, on réduit alors, pour certains acteurs, leurs leviers de séquestration. Ce qui les contraindra à devoir faire plus d'effort sur les émissions, alors que d'autres pourront se « contenter » de séquestrer.
Troisième écueil : l'immobilisme engendré par cette approche locale. « Focaliser son action autour de la recherche d'un zéro arithmétique, qui n'a pas réellement de sens scientifique selon la typologie des acteurs et le périmètre de comptabilité considéré, c'est risquer l'immobilisme des acteurs une fois le zéro atteint, sans chercher à réduire davantage leur impact sur le changement climatique », explique l'Ademe.
Travailler sur sa participation à l'effort collectif
Cette solidarité climatique peut aussi se traduire par le financement sur d'autres territoires, chez des tiers au niveau national ou international, de projets de réduction des émissions ou de séquestration, autrement dit faire de la compensation carbone. Si l'Ademe estime que « ces financements sont l'impulsion nécessaire à la réalisation de ces projets durables et essentiels pour faire avancer tous les acteurs vers la transition écologique », elle alerte sur le fait qu'un certain de nombre de ces projets de compensation propose des crédits carbone peu onéreux. « Il arrive donc que dans l'optique de communiquer une neutralité carbone arithmétique, les acteurs privilégient le financement de projet de compensation chez un tiers, plutôt que d'investir dans un réel projet de décarbonation sur leur propre périmètre ». Le crédit carbone compensé étant moins cher que le crédit carbone économisé.
« In fine, c'est bien au travers de leur action sur ces différents leviers que les acteurs contribuent à l'objectif de neutralité carbone, conclut l'Ademe. Ils ne doivent nullement chercher à tordre le concept de neutralité carbone pour l'appliquer à leur échelle et vouloir s'afficher neutre en carbone ». À bon entendeur …