« Le projet de barrage hydroélectrique [Rhônergia] est le dernier de cette nature envisageable sur le Rhône, mais aussi en France, a affirmé Laurence Borie-Bancel, présidente du directoire de la Compagnie nationale du Rhône (CNR) lors du lancement de la concertation préalable, le 1er décembre 2023. Au regard du contexte énergétique, ce projet revêt un caractère particulier. » L'idée serait en effet de contribuer à l'équilibre du système électrique et d'assurer la production de 140 gigawattheures (GWh) supplémentaires par an d'électricité, soit la consommation annuelle (hors chauffage) d'une ville de 60 000 habitants, comme Chambéry.
L'aménagement est envisagé « au fil de l'eau », en amont de la confluence du Rhône avec l'Ain, près de la commune de Loyettes (Auvergne-Rhône-Alpes). Le projet prévoit la création d'un barrage, pour constituer une chute d'une hauteur de 6,8 mètres, et, dans son alignement, d'une usine hydroélectrique. L'ouvrage doit être relié au réseau national de transport d'électricité par une ligne souterraine d'environ 4,5 km.
Certains aménagements sont prévus en complément pour contrebalancer les effets prévisibles du projet, comme la création d'un contre-canal de drainage pour maintenir les terres agricoles au-dessus de la nappe qui alimente le Rhône, d'une rivière artificielle pour essayer de rétablir le franchissement piscicole et d'une digue insubmersible à l'aval du site nucléaire du Bugey. Sa réalisation implique également de redessiner certaines courbes du fleuve et le dragage du lit du Rhône. Le tout pour un coût évalué - en première estimation - à 330 millions d'euros.
Un calendrier accéléré par les enjeux énergétiques
Après une première phase d'études de faisabilité, Rhônergia est désormais entré dans la période de concertation préalable (1) jusqu'au 29 février. Ensuite, sur la base des informations collectées et des études, l'État doit se prononcer, d'ici mi-2024, en faveur soit de l'arrêt du projet, soit sur le lancement des études plus approfondies (avec évaluation environnementale et enquête publique).
L'idée de la création d'un ouvrage à cet endroit n'est toutefois pas nouvelle. Elle était déjà à l'origine d'une polémique (2) dans les années 1980. À l'époque, les rapports de force avaient conduit à l'abandon du projet. Sa remise sur la table aujourd'hui est effectuée à la demande de l'État dans le cadre de la prolongation jusqu'en 2041 de la concession du Rhône, permis par la loi relative à l'aménagement du fleuve (3) . C'est en effet une des dispositions inscrites dans le cahier des charges de la CNR. « Le calendrier est accéléré par rapport à ce qui est prévu par la loi relative à l'aménagement du Rhône : le positionnement de l'État était alors demandé en 2026, tandis que désormais l'avis doit être rendu mi-2024, constate Nicolas Lamouroux, coprésident de la Zone atelier du bassin du Rhône (Zbar), un réseau de chercheurs qui travaillent depuis 2001 sur le milieu fluvial et périfluvial rhodanien. Or, une expertise technique demande du temps… Nos connaissances actuelles nous permettent toutefois de formuler un avertissement très fort sur les conséquences du projet sur l'environnement. »
Les politiques de l'eau du bassin remises en cause
Première répercussion de Rhônergia : la réalisation du projet impliquerait une demande de dérogation à la directive-cadre sur l'eau auprès de l'Europe, car il entraînerait un déclassement du fleuve, contrairement aux objectifs fixés par le texte. « Ce projet d'un nouveau barrage irait à l'encontre des efforts de restauration de la qualité de l'eau et des milieux aquatiques réalisés ces trente dernières années, alors même que ces efforts doivent s'intensifier compte tenu des effets du changement climatique si l'on veut continuer à disposer d'une ressource en eau de qualité », a ainsi indiqué Pascal Roche, chef d'unité de la délégation de bassin Rhône-Méditerranée de l'Office français de la biodiversité (OFB) lors d'une table ronde organisée dans le cadre de la concertation sur la question de l'eau.
Par ailleurs, les territoires qui enserrent le site retenu pour le barrage sont identifiés comme nécessitant des actions de préservation des équilibres quantitatifs par le schéma directeur d'aménagement et de gestion des eaux du bassin (Sdage) de Rhône-Méditerranée. Mais également parce que leur biodiversité est fortement menacée par le changement climatique, selon le plan de bassin d'adaptation au changement climatique (PBACC). Le projet d'aménagement remet donc en question les choix des documents d'orientation sur le territoire, que ce soit le Sdage, le Sage ou le PBACC. « Sdage et PABCC sont deux documents sur lesquels le comité de bassin (165 membres) a travaillé pendant des mois. Chaque catégorie d'usagers a fait des efforts pour aboutir à un accord unanime sur ces deux documents (élus, industriels, services de l'État, agriculteurs, pêcheurs, protecteurs de la nature, consommateurs, canoë-kayakistes, etc.), a souligné Jacques Pulou, vice-président du comité de bassin et référent hydroélectricité de France Nature Environnement (FNE) Auvergne-Rhône-Alpes (Aura). Comment supporterions-nous une pareille incohérence dans les politiques publiques qui balaierait, par un projet coûteux et peu pertinent énergétiquement, tout ce que nous avons bâti au comité de bassin ? »
Un site à la morphologie hydrologique encore préservée
Si le débat est si sensible, c'est également parce que cette portion du Rhône est particulière. Elle fait partie des dernières parties du fleuve en bon état écologique. « Ce site est unique au niveau du Rhône, parce que c'est un des rares secteurs encore divagants avec une dynamique fluviale, des radiers naturels - c'est-à-dire des rapides bien marqués - avec le débit total du Rhône, décrit Nicolas Lamouroux. Quelques kilomètres en aval de la zone prévue pour ce barrage, la confluence avec l'Ain, est un site classé Natura 2000, très riche pour la biodiversité. »
Zones humides, prairies sèches, ripisylves, etc. Un certain nombre de milieux naturels seront touchés par les réaménagements nécessaires à ce projet et leurs écosystèmes seront perturbés. Le projet implique notamment la transformation de l'écosystème du Rhône d'eaux vives en eaux calmes. Avec des compensations qui ne pourront qu'être partielles et un maintien d'un certain nombre d'espèces non garanti, comme pour l'ombre commun, selon le conseil scientifique régional du patrimoine naturel d'Aura, qui s'est autosaisi sur les conséquences du projet. « La passe à poissons destinée à rétablir une hypothétique continuité piscicole, sera inefficace, car les poissons d'eaux vives se retrouveraient à l'amont de la rivière artificielle dans la masse d'eaux calmes et chaudes de la retenue », a-t-il notamment souligné.
Outre les enjeux environnementaux, le projet pose des questions à propos de la conciliation des usages sur la portion du Rhône concerné par le projet. Et notamment le refroidissement de la centrale nucléaire du Bugey à 5 km en amont, l'irrigation de cultures dans des communes avoisinantes (Lagnieu, Saint-Vulbas et Loyettes) mais aussi l'alimentation en eau potable de communes dans l'Ain ou la ville de Lyon, à 25 km en aval.
Une vigilance à maintenir sur de possibles conséquences sur l'eau potable
Ainsi la Métropole comme la régie Eau publique du Grand-Lyon appellent à ce que les études d'impacts qu'il reste à conduire prennent en compte les échanges nappes-rivière, l'évolution de la thermie, les pollutions remises en suspension et la gestion des sédiments. « Plus de 1,4 million de Grands-Lyonnais sont desservis par une eau potable dont la qualité dépend du Rhône (4) et qui serait impactée par toute modification qui interviendrait sur le fleuve, tant en phase de chantier que d'exploitation future d'un barrage », a indiqué Anne Grosperrin, représentante de la métropole lyonnaise, lors de l'atelier sur la question de l'eau.
De la même manière, sur l'aire d'étude rapprochée du projet Rhônergia figurent des zones stratégiques pour l'alimentation en eau potable (5) actuelle ou future pour la basse vallée de l'Ain. Des questions se posent également sur les conséquences des travaux sur la nappe profonde du Miocène sous couverture Lyonnais et Sud-Dombes ainsi que sur les nappes d'accompagnement. « En raison de la faible hauteur de chute dans l'usine hydroélectrique en projet, il est prévu de surcreuser le lit du Rhône à l'aval du barrage (environ 1,7 m) ce qui provoquera une altération du charriage des sédiments, une incision du fleuve avec de probables impacts sur la basse vallée de l'Ain par érosion régressive, mais également un abaissement des nappes phréatiques d'accompagnement », a ajouté Béatrice Leblanc, chargée du Sage basse vallée de l'Ain.
Une analyse des PFAS lancée en 2024
Le projet soulève aussi des inquiétudes par rapport à la gestion des micropolluants présents dans le Rhône, comme les PCB contenus dans les sédiments ou encore la présence de PFAS (6) .
Un premier état des lieux (7) de la qualité des eaux de cette portion du Rhône et ses affluents a été réalisé (un suivi plus précis a été prévu sur la période 2023 et 2024). Il montre que le Rhône subit une augmentation de sa température en aval de la centrale du Bugey et que ses affluents sont contaminés par des nitrates d'origine phréatique et des pesticides. Certains présentent des concentrations élevées en zinc. Les analyses des sédiments montrent, quant à elles, une présence de HAP, d'hydrocarbures totaux (HCT) et de PCB « à l'état de traces ». « Des analyses sur les PFAS (perfluorés) seront réalisées dans le cadre des études à venir en 2024 », a précisé Franck Pressiat, responsable du pôle environnement de la Compagnie nationale du Rhône (CNR).
Par ailleurs, une étude sur les évolutions des débits du Rhône à l'horizon 2055, réalisée à la demande de l'Agence de l'eau RMC, montre une baisse cumulée du débit de 30 %. Et à plus long terme, la disparition des glaciers ne doit pas être négligée. « Les glaciers vont disparaître sur une période qui est environ la durée de vie d'un barrage, situe Nicolas Lamouroux, coprésident de la zone atelier du bassin du Rhône. Une disparition qui va entraîner une augmentation de la température de l'eau et jouera sur la gestion des débits à la sortie du lac Léman par la Suisse. »
Quelle interface avec les besoins de refroidissement nucléaire ?
Des paramètres à prendre en compte dans l'analyse des effets cumulés du projet Rhônergia et l'exploitation de la centrale du Bugey. Mais également dans le cadre de l'implantation future de deux nouveaux réacteurs de type EPR 2 sur le site.
Pour faciliter les échanges et l'analyse, la CNR et EDF ont signé un protocole de coopération et trois conventions pour chacun des équipements impliqués (centrale hydroélectrique EDF de Cusset, centrale nucléaire EDF du Bugey et projet d'EPR). Parmi les questions sur la table : le projet Rhônergia ne doit pas constituer un facteur de risque pour la centrale du Bugey lors d'une crue et ne doit pas dégrader la dilution des rejets thermiques, y compris lors des épisodes de canicule. Concernant les futurs EPR, des études devraient notamment se pencher sur les exploitations conjointes, la sûreté nucléaire, la sécurité hydraulique et l'environnement.
« À chacun de voir si cela vaut le coup : le débat est entre l'ajout d'un pourcent de production d'électricité des barrages du Rhône pour la transition énergétique et la volonté de préserver le dernier secteur encore divagant du Rhône et d'éviter l'ensemble des impacts environnementaux », met en perspective Nicolas Lamouroux.